Mireille Delprat (MD): Vous êtes un spécialiste en taxonomie et en phylogénie. Qu’est-ce que cela recouvre?
Claude De Broyer (CDB): La taxonomie est la science qui nomme, décrit et classe les espèces. Quant à la phylogénie, c’est la science qui étudie l’origine des espèces, leurs liens de parenté et leur évolution. Je suis biologiste marin, et je me suis intéressé très tôt aux fonds marins dans les eaux froides. Mon groupe de prédilection, ce sont les crustacés. Or dans l’Antarctique, les crustacés sont extrêmement diversifiés et abondants.
MD: Justement, pouvez-vous nous parler de vos expériences en Antarctique? De vos découvertes?
CDB: Ma toute première expédition, de 3 mois, a eu lieu vers et autour de la Station Roi Baudouin. Une expérience extraordinaire, et je n’avais que vingt-trois ans. C’était une expédition belgo-néerlandaise, et je n’ai jamais parlé autant flamand de toute ma vie!
Nous avions pris place à bord d’un petit brise-glace danois qui roulait et tanguait énormément, au point que, pour avancer dans les coursives, on devait mettre un pied alternativement sur chaque paroi. A l’approche de l’Antarctique, j’ai découvert la navigation au milieu de la banquise. Fascinant, et impressionnant! Mais l’avantage, c’est que quand la glace apparait, la mer se stabilise. Nous avons récolté du plancton et d’autres animaux des fonds marins, entre Cape Town et l’Antarctique. A la Station, j’ai rencontré les hivernants qui séjournaient 15 mois là-bas. Sauf exception, ça se passait bien, malgré la sensation d’isolement et de vulnérabilité. Mais dans ces conditions d’hivernage, il faut toujours être très occupé, pour ne pas trop penser à la famille, à ce qu’on laisse derrière soi.
Au total, j’ai eu la chance de participer à 17 expéditions dans l’Antarctique et l’océan Austral, à bord notamment du brise-glace de recherche allemand « Polarstern », au cours desquelles j’ai accumulé une collection unique, d’un demi-million de crustacés, dont quelques centaines d’espèces encore inconnues. Ces animaux sont récoltés au moyen de chaluts, de dragues, de carottiers, de nasses. Dans les grands fonds marins antarctiques, à 4000m de profondeur, le nombre d’espèces inconnues, non seulement de crustacés mais aussi de poissons, d’étoiles de mer ou de mollusques peut atteindre 90% de la récolte.
Et puis récemment, j’ai reçu l’invitation tout à fait inattendue à occuper le rôle de “chief scientist” lors d’une exploration exceptionnelle en Péninsule Antarctique. Cette aventure était organisée par la télévision d’état japonaise NHK, pour tourner un film, à la recherche surtout du calmar géant. C’était la toute première descente en sous-marin habité dans l’Antarctique, et nous étions un très petit nombre de privilégiés.
Dans notre bulle de plexiglass, on se tenait immobiles, souvent bouche bée, toujours un peu tendus parce qu’on ne savait jamais ce qu’on allait rencontrer. La vie marine vous entoure, vous vous sentez partie prenante des communautés des fonds marins particulièrement riches et colorées, qui ressemblent à de fantastiques massifs coralliens. Etonnant parmi ces eaux glaciales! Tout à coup, vous vous retrouvez immergé au beau milieu d’un essaim de myriades de krill, ces petites crevettes qui forment la base de la chaîne alimentaire de l’océan Austral. Cette sensation permanente, puissante, d’être plongé dans un autre monde, reste un souvenir inoubliable.
Dans notre quête, nous avons atteint 1000 mètres de profondeur. Quant aux calmars géants, un spécimen de 14 mètres de long avait été repéré et filmé au large des eaux japonaises, et une brève rencontre fortuite ainsi que des morceaux retrouvés à la surface des flots dans l’océan Austral, attestent de l’existence autour de l’Antarctique d’une autre espèce de calmar dite “colossale”, qui pourrait atteindre 13 mètres. Notre expédition visait notamment à tenter d’en observer et d’en filmer un vivant. Nous avons tout essayé, leurres, appâts, etc., mais le calmar colossal reste une énigme. Seul un calmar de 2 mètres s’est présenté, longuement, devant nous, mais je peux vous dire que c’est déjà un choc! Ces images uniques sont accessibles au public puisqu’un film, « Abysses, la vie dans les profondeurs extrêmes » a été tourné et diffusé sur ARTE en septembre 2018 et bientôt sur National Geographic Wild.
MD: Vous lancez l’alerte depuis longtemps sur les menaces qui pèsent sur la biodiversité en Antarctique. Comment la situation a-t-elle évolué depuis le début de votre carrière?
CDB: Ce que l’on constate indéniablement, depuis une vingtaine d’années, c’est un phénomène qui n’existait pas à mes débuts en Antarctique- ou en tout cas on n’en parlait pas – à savoir le réchauffement de l’océan, et ses conséquences: la désagrégation des plateformes de glace, l’impact du réchauffement sur la circulation des courants océaniques, sur la biodiversité… Il faut savoir que les espèces antarctiques sont adaptées à une fourchette de température très étroite, allant de moins 2 à plus 2 degrés, pour les plus « sténothermes ». On a montré que si cette fourchette est dépassée, les animaux sont perturbés : certains mollusques, par exemple, deviennent incapables de se déplacer, de se nourrir ou de se reproduire. A plus de 6°, ces animaux meurent. Or cette biodiversité endémique est rare et remarquable et est indispensable au bon fonctionnement de l’écosystème marin, notamment pour l’absorption de l’excès de CO2 atmosphérique, et peut donc avoir un rôle bénéfique bien au-delà de l’Antarctique.
Le réchauffement n’a pas uniquement lieu en surface, il est constaté aussi dans les courants par 1000 mètres de profondeur. Avec des effets inattendus : les crabes, qui sont totalement absents du plateau continental antarctique (qui s’étend jusqu’à plus de 500m de profondeur), ne supportent pas les températures négatives. Ils sont contraints de rester en profondeur, à plus de 1000m, où les eaux sont relativement plus chaudes. Mais le réchauffement lent, mais constant, des masses d’eaux du plateau continental pourrait les amener à envahir ces nouveaux territoires, ce qui impacterait profondément les écosystèmes côtiers qui n’ont jamais connu de tels prédateurs. L’acidification des eaux peut également affecter les stades embryonnaires et larvaires du krill, espèce-clé de l’écosystème marin antarctique. Sans parler des micro-plastiques et d’autres substances polluantes, dont les effets sont encore largement méconnus. De grands bouleversements sont à redouter. Il y aura sans doute tôt ou tard de fortes pressions en vue de la renégociation du Traité Antarctique et du protocole de Madrid pour une exploitation des ressources, mais je veux espérer que les forces qui ont présidé à l’établissement de ce cadre protecteur seront toujours aussi actives pour le faire perdurer.
MD: En quoi la biodiversité dans l’océan Antarctique est-elle importante?
CDB: L’intérêt, c’est l’immense richesse patrimoniale que cela représente. Les espèces font preuve d’une adaptation remarquable à ce milieu extrême. Et les découvertes scientifiques sont aussi susceptibles de déboucher sur des applications très utiles, qu’il s’agisse des protéines antigel produites par les poissons, de l’étonnante capacité à jeûner du manchot empereur étudiée pour remédier à l’obésité, ou encore de nouvelles substances utiles exploitées en biochimie…
MD: Que pensez-vous des Aires Marines Protégées (AMP) et des efforts de l’Union européenne et de Greenpeace pour créer un nouveau sanctuaire dans la mer de Weddell?
CDB: Ces actions sont indispensables. Les Aires Marines Protégées, où la pêche est interdite, sont encore trop peu nombreuses, même si la mer de Ross est en bonne partie couverte désormais, et même s’il y a d’autres projets franco-australiens, soutenus par l’Europe, dans l’Est de l’Antarctique, notamment. En octobre, une AMP, proposée activement par l’Allemagne, devrait naître dans la mer de Weddell. L’Europe est très favorable à l’établissement des AMP.
Pour approfondir (MD):
https://www.greenpeace.org/international/act/antarctic-ocean-sanctuary/
http://geographical.co.uk/nature/wildlife/item/2608-the-world-s-largest-wildlife-sanctuary-proposed-for-antarctica
https://www.ccamlr.org/en/science/marine-protected-areas-mpas
MD: Que pensez-vous des récentes promesses de l’industrie de la pêche visant à limiter la récolte de krill? Cela va-t-il réellement aider l’océan Antarctique et ses écosystèmes?
CDB: C’est une excellente initiative, qui m’a étonné positivement de la part des industriels de la pêche ! Les pêcheries dans l’Antarctique sont organisées, bien réglementées, mais la pêche illégale, difficile à contrôler, est encore une triste réalité, même si de nets progrès ont été réalisés. La pêche au krill s’intensifie, même si un accord a été trouvé pour que les zones proches des manchotières et les aires marines protégées, soient épargnées.
Pour approfondir (MD):
https://www.theguardian.com/environment/2018/jul/09/krill-fishing-firms-back-antarctic-ocean-sanctuary
MD: Quels encouragements prodiguer aux citoyens qui se soucient de l’Antarctique, pour qu’ils contribuent à sa protection?
CDB: Il y a tant à faire! Et il y a un intérêt évident du public pour l’Antarctique, une curiosité. Le succès d’un film comme “La marche de l’Empereur” en atteste. Alors, il est fondamental de faire connaître l’Antarctique, comme vous le faites très bien à travers votre site, de mettre en lumière l’intérêt de la recherche qui y est dédiée, de soutenir des pétitions pour la conservation de ses écosystèmes et de sa biodiversité unique…
MD: Que pensez-vous du tourisme en Antarctique?
CDB: La question du tourisme est épineuse. Je suis assez partagé. D’un côté, un certain nombre de visiteurs, impressionnés, en reviennent en ambassadeurs enthousiastes de ces contrées lointaines, magnifiques et vulnérables. Cette prise de conscience en fait d’ardents défenseurs de la cause antarctique, et il est clair que ce continent en a bien besoin, pour rester une terre de paix consacrée à la science. En outre, le tourisme y est assez bien régulé. Mais les excès de présence laissent une trop grande empreinte écologique. Le fait de piétiner certains endroits laisse des traces indélébiles. Une anecdote m’a marqué : à partir de la Station polonaise Arctowski, je devais effectuer une pêche scientifique avec le chef d’expédition. Eh bien, ce jour-là, le premier bateau touristique nous a appelé à 6 heures du matin, et le 4ème et dernier bateau a quitté la Station à 10 heures du soir. Le chef d’expédition a été mobilisé tout du long. En fait, ce collègue passait une partie de ses journées à s’occuper des touristes. Sérieusement perturbant pour le travail scientifique.
Certaines Stations, comme la Station américaine de Palmer, sont par contre extrêmement strictes sur les visites. Autre exemple en Péninsule Antarctique : dans le chenal de Lemaire, où les paysages sont époustouflants (on l’a surnommé la « Kodak Alley »!), j’ai vu 4 bateaux le soir attendre leur tour pour passer. Et des initiatives sportives comme le « marathon antarctique » n’ont pas beaucoup de sens. Alors, faut-il limiter l’accès de l’Antarctique aux scientifiques? La question mérite en tout cas d’être posée. La tendance actuelle est de sanctuariser certains endroits et d’en laisser d’autres plus accessibles. Le tourisme est actuellement concentré en Péninsule Antarctique, pendant la courte période de l’été austral. On ne peut l’empêcher, mais il faut clairement et strictement l’encadrer. En sous-marin, la biodiversité est très peu dérangée, par contre !!
MD: Et les scientifiques, sont-ils suffisamment respectueux de cet environnement?
CDB: Ils sont généralement bien avertis des enjeux, et ils s’emploient à limiter leur impact lors des travaux de terrain. Ainsi, l’on pompe délicatement le contenu stomacal d’un manchot, plutôt que de lui ouvrir le ventre pour identifier son régime alimentaire.
MD: En quoi l’Antarctique est-il pour vous source d’inspiration?
CDB: C’est une vieille histoire. A 16 ans, j’avais assisté à Uccle à une conférence de Gaston de Gerlache, qui avait conduit l’Expédition Antarctique Belge de 1957-58 et construit la station Roi Baudouin. J’en suis sorti complètement chamboulé, résolu à me rendre un jour en Antarctique. C’était un rêve d’adolescent. Puis je suis devenu étudiant, et mon mémoire de licence a porté, comme par hasard, sur le plancton antarctique. Dans la foulée, j’ai fait ma thèse sur les crustacés des fonds marins antarctiques, dont on connaissait très mal à l’époque la biodiversité. Je désirais ardemment aller passer 15 mois à la Station Roi Baudouin, à faire des trous dans la glace pour en apprendre davantage sur les crustacés du lieu. Mon patron n’a pas voulu.
Du coup, je me suis rabattu sur les crustacés de la Sardaigne. J’apprenais l’italien, j’avais obtenu un financement, quand, un beau matin, mon patron me demande de but en blanc de partir pour l’Antarctique, dans la semaine ! Ce revirement brusque était dû à la défaillance d’un membre de l’équipe océano. Mes bagages sont partis la même semaine, et j’ai gagné l’Antarctique un mois plus tard avec le gros de la mission. Le reste de ma carrière s’est enchaîné naturellement autour de l’Antarctique. Voilà jusqu’où peut mener un rêve d’adolescent.
MD: D’autres informations à nous partager?
CDB: Oui, il faut parler du “Census of Marine Life”, un vaste programme mondial de 10 ans (www.coml.org) , entre 2000 et 2010, dans lequel j’ai été promoteur du projet antarctique. Celui-ci visait à dresser un état des connaissances sur la biodiversité de cette zone, avec un recensement de toutes les espèces, leur localisation, leur abondance. Dans ce cadre, nous avons créé un réseau mondial de bases de données interopérables (www.biodiversity.aq) qui permet d’avoir accès à toutes les informations publiées sur la biodiversité antarctique, depuis les premières expéditions du Capitaine Cook. Résultat du « Census » : une avancée majeure des connaissances, beaucoup plus de signalements qu’avant, et un substantiel atlas biogéographique, dont je vous remets un exemplaire, couvrant l’ensemble de la biodiversité marine, du plancton aux baleines.
Cet atlas, finalisé en 2014, est l’œuvre – sans précédent – de 147 contributeurs, de 91 Institutions dans 22 pays. La base de données est mise à jour régulièrement, et est accessible au public intéressé. On peut y trouver par exemple la distribution des phoques, ou des orques, les colonies de manchots… Il est très utile pour soi-même, si l’on veut approfondir un documentaire, ou pour les associations de défense de l’environnement, par exemple. D’un point de vue scientifique, il peut servir à la détermination des Aires Marines Protégées, à exclure le tourisme des “hot spots” de biodiversité, ou encore à prévoir les distributions futures des populations de faune et de flore, par modélisation, en fonction du réchauffement climatique. Une initiative belge de dimension internationale et de grand intérêt.
MD: Merci Claude pour cet imposant atlas, merci pour cet entretien, inédit autant que passionnant, et pour votre soutien au site web “Antarctic stories”, qui entreprend de créer des passerelles en vue d’une meilleure prise en compte des enjeux liés à ce continent à part.
Pour approfondir (CDB):
SCAR-Marine Biodiversity Information Network: http://www.biodiversity.aq
Biogeographic Atlas of the Southern Ocean: http://atlas.biodiversity.aq/
SCAR (Scientific Committee on Antarctic Research): https://www.scar.org
Comité National Belge pour la Recherche Antarctique (Académies Royales de Belgique)/ Belgian National Committee on Antarctic Research: https://www.bncar.be/