Comprendre le rôle des régions recouvertes de glace sur l’effet de serre
Mireille Delprat (MD): Bonjour Célia, et merci de me recevoir dans les locaux de l’ULB (Université Libre de Bruxelles) où vous exercez vos fonctions. Pouvez-vous, pour commencer, nous décrire brièvement ces fonctions?
Célia Sapart (CS): Je suis climatologue polaire et glaciologue, spécialiste des émissions de gaz à effet de serre, surtout du méthane.
MD: Pourquoi avoir choisi ce domaine? En quoi est-il passionnant?
CS: Le but de ma recherche est de comprendre le rôle des régions recouvertes de glace sur l’effet de serre dans le passé, dans le présent et bien sûr dans le futur. Autrement dit, comment ces sources naturelles de gaz à effet de serre réagissent dans le contexte du changement climatique auquel nous assistons. Il est essentiel d’en savoir plus sur cette évolution si l’on veut pouvoir prédire le climat futur. Prédire le climat, c’est prédire les fluctuations du niveau de la mer, ce qui est crucial, notamment pour les populations humaines très denses des zones côtières. Cela permet également de mieux appréhender différentes caractéristiques météorologiques, par exemple les endroits particulièrement susceptibles d’essuyer des tempêtes ou d’intenses sécheresses et inondations dans le futur.
MD: Et qu’est-ce qui a mené vos pas vers l’Antarctique?
CS: Je suis allée plusieurs fois au Pôle Nord, en Alaska, sur la calotte du Gröenland et j’ai traversé l’ Océan Arctique en brise-glace, mais l’Antarctique était une première pour moi. Et c’étant d’autant plus spécial que nous y étions durant l’hiver austral!
Notre équipe belge a été invité au sein d’un grand projet américain grâce aux collaborations de longue date de notre Directeur, le Professeur Tison. Nous étions 6 chercheurs belges à partir, ce qui est assez exceptionnel vu la taille de notre pays. Je me suis embarquée en 2017 pour trois longs mois sur le puissant Brise-Glace américain Nathanael B. Palmer dans le cadre de la mission Pipers. Nous, les chercheurs belges, avions notamment pour but de mesurer la quantité de gaz à effet de serre – et notamment de méthane – émanant de la banquise. Il nous fallait, dans ce but, étudier la glace, l’eau de mer sous-jacente et l’atmosphère, à partir du bateau, mais aussi en descendant sur la glace. Nous étions évidemment très excités, mais aussi, par moment un peu tendus du fait des risques associés à un tel travail.
Cette expédition organisée par des chercheurs américains a fait de nous tous des pionniers: nous avons été parmi les premiers à nous aventurer si loin vers le Sud de la Mer de Ross durant l’hiver austral, et les premiers à disposer d’un tel matériel de pointe pour effectuer des mesures chimiques, physiques et biochimiques de l’eau, de la glace et de l’atmosphère. Cette impressionnante logistique nous permettait de prendre des mesures en continu, notamment des concentrations de gaz à effet dans l’eau et dans l’atmosphère et cela directement à partir du bateau. Aussi, nos collègues américains ont pu déployer des bouées à partir du pont du navire, pour mieux comprendre comment la banquise se formait et les courants océaniques associés.
MD: Quel parcours avez-vous effectué?
CS: Nous avons quitté la Nouvelle-Zélande, traversé l’Océan Austral pour atteindre la mer de Ross. Puis nous avons naviguer en direction de la côte de l’Antarctique où ce fut l’occasion d’admirer la magnifique vue sur la chaîne de montagne Transantarctique depuis la banquise. . Nous avons poursuivi jusqu’en bordure de la plateforme glaciaire de Ross, tout à fait au sud. A cet endroit, il faisait nuit 24 heures sur 24, impossible de voir quoi que ce soit. Le noir était si complet que l’on ne pouvait pas distinguer les murs de glace qui nous entouraient. Nous nous y attendions avant le départ, mais étions tout de même déçus.
MD: Racontez-nous vos expériences les plus marquantes sur place.
CS: Plongés dans l’obscurité, nous avons essuyé des tempêtes, avec des vents catabatiques à 150 km heure, et jusqu’à moins 50° de température ressentie. Dans ces moments intenses, l’accès au pont nous était strictement interdit. Nous nous retrouvions cloîtrés dans les laboratoires, ce qui était souvent frustrants, car nous ne pensions à qu’une seule chose : descendre sur la glace.
Mais quand le calme revenait, nous avions parfois la chance d’assister à de féériques aurores australes. Ces instants uniques, ces parenthèses lumineuses magiques, sont à jamais gravés dans ma mémoire.
Travailler sur la glace, comme cela nous arrivait fréquemment, est souvent périlleux. Le risque de passer au travers n’est pas négligeable. Autant, en été, l’eau revêt des couleurs magnifiques, autant en hiver, l’absence de soleil la transforme en liquide d’un noir d’encre. Il se trouve que je suis nageuse de longue distance depuis ma tendre jeunesse, donc je suis normalement plutôt à l’aise en milieu aquatique. Mais là-bas, il s’agit d’autre chose. Cette eau est d’un froid si intense que l’on n’y survit pas au-delà de quelques minutes. Nous vaquions à nos occupations en essayant de ne pas trop penser à cela.
Avec l´équipe belge, nous avons eu droit à plusieurs séquences assez éprouvantes où nous avons du être urgemment remontés sur le bateau du fait de cracs qui se formaient dans la glace autour de nous. Lors de mesures sur un zodiac, nous avons également été pris dans les glaces, car quand le vent se lève, la glace se forme rapidement à la surface de l’eau. Sans que nous ayons le temps de nous en rendre compte, nous nous sommes retrouvés bloqués dans les glaces sur notre petit bateau et avec des vents forts et froids qui ne rendaient pas l’attente facile. Après un long moment, le brise-glace a réussi à nous rejoindre et à nous treuiller hors des glaces, ce fut un sacré soulagement, car j’ai bien cru que j’allais y perdre des doigts tant mes mains me faisaient souffrir.
Retour au travail quotidien. Nous n’étions pas seuls sur la banquise. De fascinantes créatures venaient à notre rencontre. Manchots Adélie, manchots Empereur nous rendaient visite sans crainte, comme des enfants curieux.
Or dans ces zones reculées, où personne n’a encore posé le pied, nous avons eu le privilège d’assister en direct à un spectacle inédit: la formation de glace en peau de dragon appelée plus couramment «dragon skin ice ». Imaginez des crêpes de glace qui s’agglutinent les unes sur les autres, comme des écailles. C’est ce qui se passe parfois lorque la glace se forme dans les zones de polynie. Cette « dragon skin ice » est une glace à la structure très particulière et est très rarement observée, car il faut aller dans ces régions très isolées au début de l’hiver pour pouvoir la voir . Nous avons pris grand nombre de photos de cette glace et en avons envoyé quelques-unes à la presse, ce qui a fait le tour du monde.
MD: tempêtes, aurores australes, banquise redoutable, manchots facétieux, peau de dragon… on peut dire que cette aventure a été riche et contrastée!
CS: Oui, nous étions bel et bien à la merci des éléments, pour le meilleur et pour le pire. Nous nous sentions tout petits face aux vents catabatiques et à cette banquise de la mer de Ross. Au-delà de l’expérience humaine, ce que je retirerai de cette expérience est son immense succès scientifique.
MD: Entrons à présent dans le détail de votre vie quotidienne… si l’on peut parler de quotidien à propos d’une traversée aussi hors du commun.
Humainement, tout s’est passé de manière harmonieuse. L’équipe belge se connaissait très bien, ce qui facilitait grandement la gestion journalière, avec son lot de problèmes, et les obstacles qui se dressaient sur le chemin. C’est le royaume de la débrouille, et notre complicité a mis de l’huile dans les rouages. Avec les collègues américains, les relations étaient plutôt fluides, même si – question de tempérament, de culture – nous, les belges, avions davantage besoin de décompresser de temps en temps, en échangeant des blagues pas toujours compréhensible pour les autres.
Ce que j’ai trouvé difficile peut sembler trivial, mais ne l’est pas, loin de là. Quand on rentre enfin à l’abri après 12 heures de manipulations dans les conditions extérieures les plus rudes que l’on puisse endurer sur Terre, on rêve d’un plat délicieux et roboratif. Et de fait, bien manger est crucial pour reprendre des forces régulièrement. Or la nourriture était loin des standards dont nous avions l’habitude sur les navires de recherche européens. Pour nous, européens, se restaurer convenablement est un facteur clé de bien-être, cela fait partie de notre culture. Une bonne nourriture saine et un minimum variée influe considérablement sur l’humeur des troupes, mais chaque nation à ses habitudes alimentaires.
Aussi, le confort était minimaliste, il n’y avait pas d’endroit où se retrouver confortablement lors de nos rares moments de pauses. J’écrivais mon blog parmi les machines, les pompes, dans un boucan d’enfer parfois assise au sol au labo.
MD: La vie à bord était-elle donc si différente de celle d’un navire scientifique européen?
CS: Indéniablement. Côté européen, l’on reste persuadés qu’il faut que les gens se sentent bien pour travailler efficacement et en sécurité. Tout est conçu en conséquence. Quand on y pense, c’est d’ailleurs une prouesse, dans de telles conditions, de réussir à maintenir un niveau correct de confort et un environnement convivial.
MD: Y avait-il une bonne proportion de femmes sur ce navire?
CS: Non. D’ailleurs, d’une manière générale, peu de femmes travaillent en Antarctique. Les étudiantes représentent, il est vrai, jusqu’à 1/3 des effectifs de chercheurs, mais il y avait majoritairement des chercheurs masculins.
MD: Quel est le fruit des recherches scientifiques que vous avez menées en Antarctique? A quoi servent ces recherches?
CS: Les carottes de glace de banquise ont été rapportées en porte-container depuis la Nouvelle Zélande, en container frigorifique, puis acheminées jusqu’à l’ULB en camion. Et il ne faut pas croire que ce soit un long fleuve tranquille: que les ouvriers oublient de brancher la congélation, ou au contraire, la branchent sur un container comprenant des outils sensibles au froid, et c’est la catastrophe. Cela s’est déjà produit, on avait tout perdu, à l’époque.
Notre expérience à bord du Palmer, quant à elle, se prolongera dans les années à venir: c’est une belle moisson d’échantillons qui ne demande qu’à être mesurés.
Nous nous sommes d’ores et déjà aperçus que la glace, en 2017, était beaucoup moins épaisse que ce que l’on s’imaginait. Il est très important de comprendre la dynamique de la banquise, car celle-ci a un impact énorme sur les courants océaniques globaux et ceux-ci régulent notre climat. Comprendre les processus liés à la banquise, permet donc de mieux comprendre notre climat et sa future évolution. Or selon nos premières observations, les émissions de gaz à effet de serre pourraient être plus importantes que prévu, du fait du rejet de ses gaz par la banquise. Pour l’instant, ce n’est pas encore bien quantifié, mais ce que nous avons observé et cela pour la première fois, c’est qu’il y a davantage de gaz à effet de serre dans l’atmosphère au-dessus de la banquise qui se forme. Ces observations représentent un premier pas qui va nous aider à mieux comprendre et à quantifier ces émissions de gaz à effet de serre provenant de la banquise. On a énormément d’échantillons à analyser, et c’est en mesurant ces échantillons qu’on va pouvoir obtenir une quantification plus précise. Notre but est ensuite d’arriver à calculer l’augmentation future de température et ses effets sur la banquise, en fonction du changement actuel de température dans l’atmosphère, et de la quantité d’émissions anthropiques (causées par l’activité humaine). La banquise lorsqu’elle fond, pourrait émettre une certaine quantité de gaz à effet de serre en plus dans l’atmosphère, qu’il s’agit également de quantifier. Nous voulons comprendre ce cycle, ce cercle vicieux par lequel les gaz émanant de la banquise pourraient renforcer davantage l’effet de serre.
MD: Et justement, ces interrogations ne justifient-elles pas d’autres voyages en Antarctique? Est-ce à votre programme?
CS: Pour l’instant, il y a énormément de données sur lesquelles je dois travailler, j’ai beaucoup d’articles à publier, donc cette année, je me concentre sur l’écriture et sur cette expédition de 2017, avec l’aide de doctorants et mémorants de notre laboratoire. Mais à plus long terme, j’ai bien le projet de repartir vers les Pôles.
MD: Quel est, selon vous, le plus gros défi concernant l’Antarctique? Didier Schmitt soutient qu’il s’agit de contenir le tourisme. Et vous, partagez-vous son avis? Voyez-vous d’autres défis majeurs à surmonter? Et gardez-vous espoir?
Effectivement, il est essentiel de réglémenter les activités en Antarctique afin de préserver cette région unique. Il faut limiter le tourisme sans but constructif, mais aussi éviter la science excessive, en se cantonnant aux manipulations strictement nécessaires. Il importe également de comprendre d’une part comment les différentes régions qui composent l’Antarctique, par nature hétérogène, réagissent les unes avec les autres, et d’autre part les liens entre la calotte glaciaire antarctique et le niveau de la mer. Cette gigantesque masse de glace, si elle fond, peut fortement faire augmenter le niveau de la mer, avec pour conséquences de submerger d’immenses zones habités de nos continents. . Par ailleurs, si l’on connait assez bien certaines régions, il reste encore énormément d’incertitudes. Et même si aujourd’hui, on a l’impression que l’Antarctique change moins que les régions Arctique, les choses peuvent changer rapidement. Je pense que nous sommes sur un tipping point (point de basculement) et qu’il faut se méfier de ce qui va se produire.
Ceci étant, oui, j’ai de l’espoir. Pour être au contact des jeunes générations, je sais à quel point elles réagissent différemment face aux problèmes environnementaux. Je leur fais confiance pour prendre les bonnes décisions dans le futur. Ces jeunes détiendront des clés, le moyen de faire bouger les lignes. Seulement, quand on parle de futur, il s’agit des 5 à 10 ans à venir. Des années durant lesquelles il faut instaurer une vision à plus long terme et prendre des décisions appropriées, en expliquant bien les choses à la population. On peut alors faire changer la situation. 5 à 10 ans à l’échelle de la Planète, ce n’est pas demain, c’est maintenant.
MD: Rassembler les connaissances en les rendant accessibles au plus grand nombre, favoriser les échanges, c’est précisément ce à quoi s’attelle notre site. Mais, puisque vous avez eu l’occasion de vous rendre tant en Arctique qu’en Antarctique, quels sont les point communs et les différences entre les deux pôles?
CS: Contrairement à l’Antarctique, vaste continent cerclé par l’océan, l’Arctique est un océan entouré de terres recouvertes de sol gelé. Et puis, leurs histoires climatiques respectives ont été très distinctes. Dans la période actuelle, l’Arctique se réchauffe globalement beaucoup plus rapidement. Cependant, les outils utilisés sont la plupart du temps similaires d’un pôle à l’autre. Les pôles constituent l’un et l’autre une expérience scientifique et humaine très spéciale, mais en Arctique, je me sens plus ou moins “chez moi”, alors qu’en Antarctique, on se croirait sur une autre planète, on perd nos repères. Sur le Palmer, j’avais parfois l’impression d´évoluer sur un vaisseau fantôme dans l’obscurité. Rendez-vous compte: en cas d’urgence, il nous aurait fallu trois semaines pour rejoindre le continent et être secouru. On serait plus vite rapatriés en étant sur la lune!
MD: Une phrase en guise de point final à cet entretien, à cette fantastique et fructueuse épopée?
CS: Ce fut un grande, parfois rude expérience humaine, qui comme chaque mission longue nous fait rentrer en étant différent, mais aussi une incroyable expérience scientifique.