Interview de Nicolas Bergeot à l’Observatoire d’Uccle, le 21 février 2018

Mireille Delprat (MD): Nicolas, merci de me recevoir à l’Observatoire Royal de Belgique. Alors dites-nous: qui êtes-vous, et qu’êtes-vous allé chercher en Antarctique?

Nicolas Bergeot (NB): Je suis géophysicien, j’ai effectué ma thèse à Paris, et je travaille à l’Observatoire, ainsi qu’à l’Université Catholique de Louvain (UCL) en tant que chargé de cours. Je recueille les données produites grâce au système GNSS.

MD: Expliquez-nous ce qu’est un GNSS, et à quoi sert votre travail.

Le GNSS, Global Navigation Satellite System, est un système de positionnement par satellites.

Le GPS, Global Positioning System, que vous utilisez couramment pour trouver votre chemin est un GNSS parmi d’autres. Autre exemple, à l’échelle européenne cette fois: GALILEO, le GPS de l’Union européenne, en cours de déploiement.

Ici, à l’Observatoire, une grosse équipe GNSS s’occupe de répertorier toutes les données européennes, et de les traiter, en contrôlant de près la qualité des données. Quand vous utilisez le GPS en voiture, les données sont suffisantes pour visualiser l’itinéraire, mais ne sont pas très précises. Les systèmes exploités à l’Observatoire sont beaucoup plus sophistiqués: la précision est de l’ordre du centimètre, jusqu’à quelques millimètres. Les signaux vont traverser l’ionosphère (couche supérieure ionisée de l’atmosphère, en haute altitude, soit entre 50 000 et 1000km), puis la troposphère (couche de l’atmosphère située plus proche de la surface du globe, à partir de 20km d’altitude), avant de parvenir au sol, où les antennes les recueillent.

Mais les choses sont loin d’être toujours aussi simples. En effet, dans la ionosphère, donc en haute atmosphère, l’influence du soleil est grande. C’est ce qui conditionne la “météo spatiale”. Beaucoup d’électrons et de ions sont  présents dans cette couche et perturbent les communications radios. Par ailleurs, après une éruption solaire, il est possible qu’une grosse quantité d’ions et l’électrons venant du soleil interagissent avec l’ionosphère, ce qui provoque d’ailleurs les aurores boréales au pôle nord, et australes au pôle sud. Ces émissions ont une influence sur toutes les infrastructures. Ainsi, à la Station spatiale internationale, les centrales électriques ont déjà connu des blackout dus à des évènements solaires. En outre, le personnel de la Station spatiale, lorsqu’il sort, est exposé aux radiations, avec des risques de cancer. Ces mêmes émissions peuvent également perturber le fonctionnement des satellites. Turbulences ionosphériques, variations de densité troposphérique, peuvent entraîner des déviations et  des erreurs de calcul, qu’il faut alors corriger. Tout cela est extrêmement délicat.

MD: Il y a donc deux sortes d’antennes: au sol, et satellites?

NB: Effectivement. Contrairement aux satellites géostationnaires, qui suivent la rotation de la Terre, les satellites GNSS bougent très rapidement. Et il y en a toute une population au-dessus de nos têtes: le système GPS dispose à lui seul de 32 satellites, pour vous donner une idée.

Les signaux émis par tous ces satellites sont reçus par les antennes au sol.

MD: A quoi servent ces systèmes particulièrement élaborés?

NB: La troposphère est le lieu où s’analysent la météo et le climat. D’ailleurs, savez-vous quel est le gaz à effet de serre le plus important quantitativement? La vapeur d’eau. Le GNSS permet de mesurer ces quantités, bien que nous ne disposions que de 20 ans de recul, ce qui n’est pas suffisant pour en étudier les effets sur le climat.

Par ailleurs, le calcul de la distance exacte entre chaque satellite et une antenne réceptrice, permet de déterminer le plus finement possible une position et son déplacement, ce qui peut intéresser des géologues, des physiciens, l’armée etc.

Mais ce n’est pas tout. Puisque le temps et l’espace sont étroitement liés, le GNSS est aussi une horloge, grâce à laquelle nous disposons d’une bien meilleure estimation du temps. D’ailleurs, les GNSS ont été possibles grâce à l’envoi dans l’espace d’horloges atomiques qui sont précises à 10-9 à 10-12s. Et ce sont ces horloges qui déterminent le temps universel coordonné . Celui-ci est très utile, pour la recherche en général, mais aussi pour les transferts financiers qui doivent être effectués presque instantanément.

MD: Quels liens y a-t-il entre ces recherches et l’Antarctique?

NB: Le Pôle Sud, comme d’ailleurs le Pôle Nord, sont deux portes ouvertes sur l’espace. Aux pôles, les lignes du champ magnétique s’ouvrent, du fait des courants dans le noyau interne et de la rotation de la Terre. Cela permet de déterminer plus directement la quantité d’électrons émise par l’effet de l’activité solaire dans la ionosphère. On parvient alors à mieux comprendre les perturbations dans les communications, et à évaluer le niveau de radiation qui atteint les hommes en Antarctique.

De plus, en coopération avec l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et l’Université du Luxembourg, nous avons installé à la Station belge Princesse Elisabeth, et autour, des stations GNSS pour monitorer le mouvement des glaciers et de la croûte terrestre en fonction de la variation des masses de glace. Ces opérations ont impliqué de nombreux satellites, et plusieurs récepteurs au sol: 5 stations in situ.

L’on ignore ce qui se passe réellement en Antarctique: assiste-t-on à un relèvement de la croûte terrestre? Quelle est l’incidence du changement climatique sur ces immenses territoires gelés? Quelles sont les variations de masse de glace? Ces questions sont loin d’être anodines, et concernent toute la Planète. Le niveau des mers pourrait s’élever jusqu’à 60 mètres si tout le continent fondait. Ce serait apocalyptique. Et puis, il faut savoir que l’Antarctique constitue la plus grande réserve d’eau douce au monde.

MD: Quelles ont été vos expériences les plus saisissantes en Antarctique? Faites-nous voyager avec vous.

NB: Je vais souvent en montagne, mais rien ne m’avait préparé à ce que j’allais découvrir à la Station Princesse Elisabeth, un froid aussi intense et aussi sec. Je m’y suis rendu à cinq reprises. On part de Cape Town (Afrique du Sud) en avion, et on atterrit d’abord à Novo, la Base russe. “Atterrit” n’est pas le terme exact, puisque l’on se pose sur une piste de glace. Gagner l’aéroport en sortant de l’avion tient déjà de l’exploit : on doit marcher sur la glace sans crampons, par moins 15°, dans la lumière aveuglante du soleil, et parfois  sous un vent cinglant. Puis tout le monde aide à décharger. On reste à l’aéroport de Novo de quelques heures à 5 jours, en fonction de la météo. Il n’y a pas d’accès à internet à cet endroit.  Et enfin, on prend l’avion qui nous mène à Princesse Elisabeth. La mission sur le terrain dure un mois à un mois et demi. Il y a peu de femmes là-bas, de une à trois sur trente. Un gros travail doit être encore fait à ce niveau-là.

Le plus saisissant, pour moi, reste la traversée de la Base Princesse Elisabeth jusqu’à la côte, où se situe l’une des antennes que je gère. On met 48 heures si l’on part avec des chasse-neige, 10 à 15 heures en motoneige. Non stop. Comme lors du raid entre Dumont-Durville et Concordia, on n’a pas droit à l’erreur: les crevasses nous guettent, et on ne peut pas s’arrêter sous peine de voir le moteur geler. Les containers bougent dans tous les sens, donnant du fil à retordre au conducteur. Partir sur le terrain avec les motoneiges et les tentes est une façon de voyager plus légère et moins chère que le convoi. Et depuis peu, la Base a fait l’acquisition de gros 4X4, beaucoup plus rapides et légers, qui devraient rendre l’expédition nettement plus accessible.

Mais quel que soit le moyen utilisé, cette traversée du désert  reste inoubliable. Par mauvais temps, on se retrouve engloutis dans le blanc, on se sent complètement perdus. Heureusement, un système GPS est là pour nous réveiller si on quitte la trace.

Lorsqu’enfin l’on parvient à l’endroit où se trouve l’antenne, il faut encore déblayer les épaisses couches de neige qu’un vent puissant a déposées. Les antennes sont fixées sur la roche pour qu’elles restent bien stables ou alors sur la glace pour voir les mouvements du glacier. Cela permet de mesurer les mouvements de la roche, de vérifier si elle se soulève.

Pour s’abriter, sur place, deux solutions: les containers ou la tente. Les containers contiennent notamment le matériel de glaciologie, permettant d’effectuer les prélèvements de carottes de glace. Sous tente, le gros duvet nous empêche d’avoir froid. On a même presque trop chaud vers 4 ou 5 heures du matin, quand le soleil est déjà très haut dans le ciel. Par contre, il arrive que la gourde, qui, elle, n’a pas bénéficié du sac de couchage, éclate par l’effet du gel.

MD: Quelle est la suite de vos travaux? Envisagez-vous de retourner à nouveau en Antarctique?

NB: J’espère bien y retourner: ce sera nécessaire pour les antennes situées loin de la Station, puisque seules  les données provenant des antennes proches sont collectées automatiquement. Quoi qu’il en soit, pour l’instant, nous sommes occupés à gérer les informations déjà récoltées. Il est aussi question de créer un observatoire de météo spatiale à la Station Princesse Elisabeth.

MD: Quel est, à votre avis, le plus grand défi auquel est confronté l’Antarctique?

NB: Il importe d’obtenir un bilan de masse, pour déterminer si cette région de l’Antarctique subit une accumulation ou, au contraire, une perte de glace. La fonte des glaces autour du Pôle Sud présente des risques pour l’humanité, comme je l’ai déjà souligné.

Quant au tourisme, j’ignore si c’est un problème en soi. D’un côté, cela peut entraîner une pollution accrue dans une zone du globe encore préservée, d’un autre côté, un tourisme intelligent peut aider à faire connaître les enjeux, et participer financièrement à la science sur place.

En tout cas, il ne faut pas détruire les écosystèmes à des fins d’exploitation.

MD: Vos propos, sur la fonte des glaces en particulier, rejoignent les craintes exprimées par Didier Schmitt et Célia Sapart lors de précédentes interviews. Par contre, votre position sur le tourisme est plus nuancée, cela pourrait faire l’objet de débats intéressants. Pour terminer, voulez-vous nous faire part d’une anecdote personnelle?

NB: Sur la côte, après la traversée épique depuis la Station Princesse Elisabeth, je me trouvais seul, près de l’antenne, avec un sentiment d’angoisse. Le seul lien que je maintenais avec le camp de base était mon précieux GPS. Or celui-ci, subitement, s’est mis à afficher “low battery”: avec le froid, il s’était vidé plus facilement qu’anticipé. Et au même moment, j’ai aperçu un petit chocard (oiseau rarement observé en Antarctique), surgi de nulle part, comme pour me narguer. Ce fut un moment de pure magie. Et je me suis dit: la vie humaine, ici, peut ne tenir qu’à deux petites piles que l’on trouve partout dans le commerce chez nous.  Alors que le chocard lui, n’a besoin de rien pour se repérer. Heureusement, j’avais avec moi deux piles de rechange. Donc pas de problème !!