Didier Schmitt : un raid de 1200 km
Didier Schmitt est spécialiste en immunologie et également médecin. Il travaille à l’EEAS (European External Action Service / le Service d’Action Extérieure de l’Union européenne) où il s’occupe de la diplomatie économique dans le domaine spatial, et aussi de l’angle politique de l’exploration spatiale.
J’avais déjà eu l’occasion de vous parler de Didier, en rapportant, sur le blog, sa Conférence du 2 octobre 2017 à l’Association des français des Institutions européennes. Didier m’a accordé une passionnante interview, qui nous permet de découvrir de multiples facettes de ses aventures professionnelles et personnelles en Antarctique.
Mireille Delprat (MD) : Didier, vous avez eu la chance extraordinaire de vous rendre au cœur de l’Antarctique. Comment cela s’est-il passé?
Didier Schmitt (DS) : En 2005, vu mon parcours, j’étais naturellement en relation avec le Directeur de l’Institut Paul Emile Victor. Celui-ci m’a invité à visiter les Stations Dumont D’Urville et Concordia. Il était également prévu que je pousse jusqu’à McMurdo et le Pôle Sud. Mais au dernier moment, mes responsabilités ne me permettaient pas de dégager 4 semaines pour ce périple. Les années suivantes nous avons joué de malchance: entre les difficultés inhérentes à une telle mission et mes obligations professionnelles, ce projet de visite si spéciale n’avançait pas. En 2010, par exemple, un accident d’hélicoptère sur place a fait 4 morts. Il aura fallu 12 ans pour qu’enfin les astres s’alignent…
En 2016, j’ai eu cette intuition de “maintenant ou jamais”. Je souhaitais relancer les activités menées au sein de l’Agence Spatiale européenne, que j’avais mises de côté en allant à la Commission européenne. J’avais proposé d’être le médecin de l’expédition qui part de Dumont D’Urville pour aller ravitailler Concordia. Il n’y a que 3 raids possibles, sur la saison ‘estivale’ , l’été austral. Le 1er, en novembre, quand il fait encore partiellement nuit, pour rouvrir la route de glace. Celui-ci n’admet aucun novice, il est bien trop périlleux. Le 2ème seul permet à un ‘nouveau’ de se joindre au groupe. C’est ainsi que j’ai pu faire partie du raid, non pas, finalement, en tant que médecin, mais bien en tant que chauffeur. Et le 3ème raid a lieu en février, dans des conditions souvent aléatoires puisqu’on touche presque à l’hiver, quand tout déplacement devient impossible; il y a à nouveau des périodes nocturnes à ce moment. Il n’y a que 6 jours d’intervalle entre les raids, le temps de tout reconfigurer.
A ce jour aucun accident grave n’est à déplorer lors des raids, mais il s’en est fallu de peu: en 2013 je crois, l’hécatombe a été évitée de justesse. Un blizzard de 150km/h et -58°; à cette température, le fuel ne passe plus dans les filtres; ce qui signifie que si l’on ne trouve pas de solution, en 48heures, tout le monde est mort de froid, puisque la réserve de fuel devient inutilisable. Alors, ils ont improvisé, en découpant un fût de 200 litres en deux. Ils y ont placé du combustible pour faire du feu et réchauffer suffisamment le fuel d’une grosse cuve. Malgré le vent et le froid, ils ont réussi. Le convoi a pu redémarrer quand la météo s’est calmée.
MD : Et sur votre raid?
DS : Nous avons eu un peu de blizzard au début, donc une visibilité très réduite à un moment donné. Mais globalement nous avons eu la chance de bénéficier d’un anticyclone phénoménal. Sur les 11 jours de traversée, nous avons eu 8 jours de beau temps, donc un ciel bleu et seulement entre -15° et -30°C.
MD : Quand même! Et ce raid, comment se déroule-t-il?
DS : Il s’agit de parcourir 1200km à 12km/h maximum sur la neige très tassée, seul à bord d’un engin de 22 tonnes tirant tout le ravitaillement pour la Base, en se concentrant sur la piste. La moindre erreur, le moindre écart, et on risque de renverser les charges montées sur d’énormes skis. La partie la plus délicate est la deuxième moitié : les 500 derniers kilomètres. Et je n’ai eu qu’une seule journée de formation avant le départ, car l’Astrolabe, le bateau qui nous amenait de Tasmanie avait 4 jours de retard.
MD : Quel était votre chargement?
DS : 150 tonnes de matériel: du fuel, une dameuse de rechange, du bois de construction, de la nourriture, du kérosène pour avion… Si on verse, il faut tout remettre en état, et on risque de compromettre le 3ème raid, qui a lieu 3 semaines plus tard.
MD : Quel a été votre pire moment durant l’expédition?
DS : Les moments sont particuliers car le tout est hors norme. Néanmoins, après avoir conduit 12 heures par jour pendant 11 jours, plus le travail annexe le soir, fueling etc., on est très, très fatigués en arrivant à Concordia. Or ce qui nous attendait là-bas n’avait rien d’une sinécure: la Base est située à 3200m d’altitude, mais avec la raréfaction de l’air, cela équivaut à 3800m. Il y a très peu d’oxygène, une électrostatique phénoménale dans le bâtiment, parce qu’il n’y a pas de terre, on est sur 3 km de glace… forcément, on dort très mal, malgré l’épuisement.
MD : Justement, des tensions apparaissent-elles entre les hommes, dans un huis clos aussi éprouvant?
DS : Jamais. Nous étions tous condamnés à nous entendre, il n’y a pas d’autre choix si l’on veut mener à bien ce type de mission extrême. On sait que dans un environnement aussi rude, tout peut arriver. Donc, aucune tension grave. En revanche, à Concordia les scientifiques et logisticiens doivent accomplir un maximum d’activités en un minimum de temps, donc les enjeux sont importants, par exemple pour les forages de carottes de glace, pour l’organisation du logement ou pour les déplacements. Le seul moyen de transport est un bimoteur de 9 places qui effectue la rotation entre les Bases Mario Zuccharelli (italienne), Concordia (franco-italienne) et Dumont D’Urville (française). C’est bien peu, d’autant plus qu’il arrive à ce Twin Otter d’être cloué au sol pour cause d’intempéries. Je n’ai pas fait le raid du retour car je voulais découvrir la Base et ses activités. Je suis revenu avec cet avion.
Quand le dernier raid repart, la Base est totalement isolée pendant 9 mois. C’est bien là la proximité avec l’exploration spatiale : un voyage vers Mars implique 9 mois aller, 500 jours sur place, et 9 mois pour le retour…
MD : Vous évoquez les forages. N’y a-t-il pas un risque réel de contamination des lacs subglaciaires?
DS : Sur Concordia, on n’est pas allé au-delà de la glace solide, pour éviter les risques de contamination. Il n’en a pas été de même du Lac Vostok, exploré par la Russie.
MD : Quelle a été votre plus belle rencontre au cours de ce voyage?
DS : Après 11 jours de raid sur une autoroute de glace où le danger rôde à chaque congère, où le manque de sommeil se fait de plus en plus cruellement sentir, où la tension vous tient, ce sentiment permanent que vous n’avez pas droit à l’erreur… soudain, à l’horizon, parmi toutes ces nuances du gris du ciel qui vous envahit, apparaissent deux taches de couleurs différentes, inédites. C’est Concordia. Vous n’y croyez pas. Mais si, à 17 kilomètres, ce sont bien les deux modules ronds caractéristiques qui se précisent. C’est vraiment fantastique: comme si, seul sur une autre planète, on découvrait soudain une oasis de civilisation humaine. Le soulagement est indicible, et la jubilation totale.
Autre belle rencontre, lors de mon premier jour à Dumont D’Urville, donc avant le raid, et juste après 6 jours et 6 nuits de traversée mouvementée dans les 50èmes rugissants à bord de l’Astrolabe. J’ai accompagné des cameramen de la BBC sur le site des manchots Empereur. Jamais je n’oublierai ces chants poignants sous le soleil couchant. Ce souvenir magnifique est aussi mêlé d’une grande tristesse. En effet, suite aux conséquences du changement climatique, un anticyclone prolongé s’est installé. Or, contrairement à ce que l’on pense souvent, la banquise ne fond pas sous l’effet du réchauffement.
MD : Non?
DS : Non, elle se casse par la pression des vents forts, des courants et de la marée. Un anticyclone durablement installé empêche le vent de se lever. La banquise a donc été maintenue sur 80 kilomètres. Les parents manchots devaient parcourir cette immense distance pour accéder à la mer libre, pêcher, et refaire le parcours inverse pour revenir nourrir leurs petits. C’était mission impossible! Au bout du compte, les ornithologues n’ont dénombré que des cadavres. Aucun poussin n’a survécu. C’est la deuxième fois en 3 ans. Espérons que ce ne soit qu’un épisode malheureux, pas une tendance persistante. Mais je crains le pire.
MD : Oui, espérons! Quelle est la leçon la plus marquante que vous ayez tirée de votre périple en Antarctique?
DS : J’aime découvrir toujours plus d’environnements différents, vivre des expériences inédites. Ce qui m’a frappé, en l’occurrence, c’est de réaliser, au fur et à mesure du périple, à quel point le champ des possibles se réduit, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de choix, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un chemin unique. C’est une succession de poupées russes. Ainsi, à bord de l’Astrolabe, le navire qui nous a amenés en Antarctique, nous étions une cinquantaine de passagers. Sur Dumont d’Urville, une centaine, avec des phoques et des oiseaux. A Prud’homme, la Base logistique située à 5 kilomètres de Dumont d’Urville qui est le point de départ du Raid, on ne comptait plus qu’une quinzaine de personnes, ainsi qu’une petite colonie de manchots Adélie. Puis le raid a commencé et nous n’étions que 6, chacun conduisant un engin. A ce moment, nous sommes embarqués pour une traversée où il n’y a plus d’animaux, plus d’autres humains que nous, la seule idée qui nous obsède est d’avancer, coûte que coûte. Voilà ce à quoi ma liberté m’avait mené: une voie unique, une absence de choix délibérément choisie. Unique! Dans tous les sens du terme.
Dans l’ascenseur, avant que nous ne nous séparions, Didier m’a confié que le raid, ce long cheminement concentré sur l’infini glacé, avait été pour lui une forme de méditation, les 11 jours durant.
Didier en parlera dans son livre, carnet de bord de son expédition. Nous vous le signalerons dès sa parution.