Les pôles cristallisent les enjeux d’un monde en mutation
Que ce soit l’Arctique (au nord) ou l’Antarctique (au sud), Les régions polaires subissent plus fortement que le reste du monde les conséquences du réchauffement climatique. Sans compter que leurs ressources attisent les appétits de nombreux pays. Même si, assure Camille Escudé, on est loin d’un nouvel Eldorado.
Docteure en relations internationales, agrégée de géographie, Camille Escudé a consacré sa thèse à la coopération politique et l’intégration régionale en Arctique. Elle est chercheuse associée au Centre de recherches internationales (Ceri) de Sciences Po et au Centre québécois d’études géopolitiques. Parmi ses publications : Géopolitique des pôles (avec A. Choquet et F. Lasserre, éd. Le Cavalier bleu, 2021) et Géopolitique de l’Arctique (éd. PUF, 2024). Elle dirige actuellement le Centre de recherches politiques de l’IEP Madagascar.
GEO : L’Arctique et l’Antarctique se ressemblent par leurs contraintes extrêmes pour l’homme : le froid, la nuit polaire, l’isolement… Quelles sont les différences géographiques entre ces deux régions ?
Camille Escudé : L’Arctique est un océan, le plus petit des cinq de la planète. Il est entouré de cinq États côtiers – le Canada, les États-Unis, la Russie, la Norvège et le Danemark (avec le Groenland) – et de trois pays qui, sans être riverains, ont des territoires au-delà du cercle polaire – l’Islande, la Suède et la Finlande. Cet océan est en partie couvert d’une banquise, constituée d’eau de mer gelée, dont la surface s’étend l’hiver et se rétracte l’été.
Aux antipodes, l’Antarctique est un continent, entouré par l’océan Austral. Il s’agit d’un inlandsis, une terre couverte d’une couche de glace d’eau douce, qui approche par endroits les 5 000 mètres d’épaisseur [ce qui est aussi le cas au nord du Groenland]. L’autre différence est que l’Arctique est une région peuplée ! Quatre millions de personnes y vivent, dont environ 15 % d’autochtones. À l’inverse, l’Antarctique n’a jamais été habité en permanence. On n’y trouve que des scientifiques et des touristes. Il a aussi un statut spécial, régi par un traité international.
Quels y sont les impacts du réchauffement climatique ?
Selon le Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat], le réchauffement y est trois fois plus sensible qu’ailleurs. Sur le terrain, il y a deux impacts majeurs. Le premier, c’est la fonte de la glace. D’une part, celle de la banquise arctique, qui se rétracte. Entre les années 1970 et 2010, elle a diminué de 40 % en surface, sans compter sa perte d’épaisseur. D’autre part, celle des inlandsis de l’Antarctique et du Groenland, directement responsable de la montée du niveau des océans. Si toute la glace de l’Antarctique fondait, les mers du globe s’élèveraient de 50 mètres ! Le deuxième impact est un dégel anormal du pergélisol, ou permafrost, la partie du sol arctique supposée être gelée en permanence. Cela a des conséquences sur la biodiversité, fragilise les habitations et les infrastructures, entraîne le rejet dans l’atmos-phère de gaz à effet de serre comme le méthane, et pourrait libérer d’anciens virus ou gaz toxiques retenus dans le sol. Ces impacts vont s’aggraver, avec des phénomènes de cercles vicieux. Par exemple, lorsque la banquise blanche se rétracte, elle est remplacée par les eaux sombres de l’océan, qui absorbent davantage les rayons du soleil, faisant encore plus fondre la glace. Le Giec estime qu’en 2040, il n’y aura plus de banquise d’été en Arctique.
Ces mutations alimentent les spéculations : routes maritimes, ressources du sous-sol… S’agit-il
de fantasmes ou d’une réalité ?
Les ressources de l’Arctique sont connues et exploitées depuis longtemps. Cela fait plus d’un siècle que l’on extrait des hydrocarbures en Sibérie et en Amérique du Nord. Aujourd’hui, il y a une accélération. Mais elle est davantage due au progrès technique, qui permet d’aller forer toujours plus loin, sur terre comme en mer, qu’aux effets du changement climatique [qui permettrait d’accéder à de nouvelles zones]. Il est vrai que l’Arctique a connu ces dernières années un coup de projecteur médiatique, lié à plusieurs événements. En 2007, en pleine Année polaire internationale, la Russie a planté un drapeau au pôle Nord par 4 000 mètres de fond au cours d’une expédition scientifique [un geste symbolique qui a pu être interprété comme une volonté d’étendre son contrôle sur la région arctique]. Puis, en 2008, un rapport de l’Institut de géologie des États-Unis, présentant des projections de ressources, a fait beaucoup de bruit. On s’est mis à parler de la “ruée” vers le “nouvel eldorado” arctique, de la volonté d’appropriation de certains États… L’Arctique recèle des quantités conséquentes de gaz naturel -liquéfié, de gaz de schiste, de pétrole, d’uranium et de terres rares. Mais rien de comparable, pour les hydrocarbures, avec le Moyen-Orient.
L’eldorado est une idée reçue. Et ces ressources se trouvant dans des zones délimitées en droit international, leur exploitation ne conduit pas à des tensions. Quant aux routes maritimes, il y en a deux principales : le passage du Nord-Ouest, par les archipels canadiens, et le passage du Nord-Est, via les côtes de Russie et de Scandinavie. La première est un désert de glace, sans port en eau profonde, qui a connu une centaine de passages au XXe siècle. Le trafic y est en hausse, mais il est surtout local. La seconde est une route utilisée depuis Pierre le Grand, praticable en porte-conteneurs, mais qui reste soumise aux contraintes de l’Arctique et ne rentre pas dans une logique de commerce à flux tendu. Les routes du Grand Nord ne vont pas concurrencer de sitôt les axes classiques via le canal de Suez et celui de Panama.
Existe-t-il une gouvernance de l’Arctique ? Les États riverains travaillent-ils ensemble ?
Le terme de gouvernance est trop fort. Il s’agit d’un enchevêtrement assez lâche de normes et d’institutions, dominé par le Conseil de l’Arctique, créé en 1996. Ce Conseil a l’avantage de réunir presque tous les acteurs de la région : les huit États localisés au nord du cercle polaire, les peuples autochtones – ce qui fut pionnier en droit international –, ainsi que des membres observateurs : des ONG et des États non polaires dont la France. Cependant, il est davantage un forum, un lieu de socialisation, qu’une organisation régionale. Il a donné naissance à trois accords, le dernier, en 2017, portant sur le renforcement de la coopération scientifique internationale dans l’Arctique. Mais il n’a pas le pouvoir d’imposer ces textes à ses membres. L’essentiel de l’activité du Conseil consiste en des groupes de travail scientifiques. Une vingtaine d’autres instances régionales, comme le Conseil euro-arctique de la mer de Barents, le Conseil circumpolaire inuit… existent, et participent au Conseil de l’Arctique en tant qu’observatrices.
Quelle est la politique russe en Arctique ? Est-elle affectée par la guerre en Ukraine ?
La Russie est le géant de l’Arctique. Elle représente la moitié de sa -population, la moitié de son littoral et sa plus ancienne mise en valeur politique et économique – bien avant les États-Unis, qui ne sont une nation arctique que depuis le rachat de l’Alaska aux Russes en 1867. On estime que 20 % du PIB de la Russie dépend de cette région ! Cet engagement a aussi été militaire, notamment pendant la guerre froide. Après la fin de l’URSS, le pays a beaucoup démilitarisé : 500 000 soldats ont quitté la région… Mais depuis les années 2010, on observe une augmentation de la présence russe en Arctique.
Cette remi-litarisation est surtout une remise à niveau, à mettre en regard avec ce qui existe en face : exercices militaires de l’Otan et des autres États arctiques dans la région, bases des États-Unis en Islande et au Groenland, un territoire que Donald Trump proposait en 2019 de racheter au Danemark… Il y a de la présence militaire partout ! Quant à la guerre en Ukraine, elle a eu un impact sur les relations entre la Russie et les autres États arctiques, qui se sont mis à la boycotter dans les instances -internationales. Le fonctionnement du Conseil de l’Arctique, d’abord gelé, est au ralenti et la recherche environnementale, la protection des ressources en sont affectées…
Les populations autochtones de l’Arctique subissent-elles les mutations de la région et les politiques des États, ou bien ont-elles leur mot à dire ?
Les deux. Elles sont les premières victimes du changement climatique mais peuvent aussi voir des opportunités dans le développement économique de l’Arctique. À ce titre, elles rejettent une forme d’infantilisation menée par des ONG comme Greenpeace, qui proposait à un moment de mettre l’Arctique sous cloche. Certaines populations y voient un “éco-colonialisme” : des Occidentaux viennent leur dire d’arrêter de travailler dans certains domaines essentiels à leur survie, comme la chasse, la pêche, les mines et l’industrie. Elles ont d’ailleurs des moyens de s’exprimer et de faire pression. C’est en raison de leur lobbying, par exemple, que Greenpeace n’a pas de siège d’observateur au Conseil de l’Arctique. Et lorsque l’Union européenne a interdit les importations de produits à base de phoque, les Inuits, qui chassent cet animal depuis toujours, ont fait pression sur les pays où ils vivent (Canada, États-Unis, Danemark…).
Et l’UE a dû revoir sa décision. Enfin, les populations autochtones de l’Arctique ont des visages très différents. Certaines sont occidentalisées, d’autres plus traditionnelles, par exemple en Sibérie. Certaines sont pionnières en démocratie locale, comme les Samis des pays nordiques, qui ont leurs parlements depuis plus d’un siècle, alors que l’association des peuples arctiques russes (Raipon) est dépendante du pouvoir central.
Passons à l’Antarctique. Ce continent dispose d’un statut à part. Lequel ?
Les territoires antarctiques ont été explorés et revendiqués au XIXe et au début du XXe siècle par la France, le Royaume-Uni, la Norvège, l’Australie, l’Argentine, le Chili, la Nouvelle-Zélande. Puis, il s’est passé quelque chose d’unique. En 1959, ces sept pays, plus cinq autres (États-Unis, Afrique du Sud, Japon, Belgique, URSS), ont signé à Was-hing-ton le traité sur l’Antarctique, qui gèle toute velléité de possession dans la région. Ce traité est ambivalent : d’un côté, il reconnaît à chacun des sept États «possessionnés» le droit de revendiquer des terres, mais de l’autre, il stipule que rien n’oblige quiconque à reconnaître ces possessions territoriales. Puis, en 1991, il a été complété par le protocole de Madrid, qui fait de l’Antarctique une réserve naturelle consacrée à la paix et à la science. Il est interdit de l’exploiter à d’autres fins. Tout État peut, par contre, y installer une base scientifique. L’idée est de sanctuariser ce continent dans l’intérêt de toute l’humanité. Le traité, qui compte désormais 56 États signataires, est valable jusqu’en 2048. Son suivi annuel est assuré par les Réunions consultatives du traité sur l’Antarctique (RCTA). Et, pour le modifier, la décision devrait être prise à l’unanimité, ce qui a peu de chances d’arriver…
Pourtant, l’Antarctique a bien des raisons d’être convoité ?
Les ressources existent en Antarctique : son sous-sol contient quantité de minerais précieux, d’uranium, de terres rares… Sans exploitation économique pour l’instant. Les contraintes géographiques sont immenses : ces ressources sont situées entre 1 500 et 5 000 mètres sous la glace. Il y a toutefois des accusations, des rumeurs. Certains observateurs estiment que l’inflation des moyens scientifiques mis par la Chine [qui opère quatre bases en Antarctique et en construit une cinquième, sur environ 80 bases en activité sur le continent] servirait des activités économiques et politico-stratégiques.
La Chine est perçue comme une puissance révisionniste au niveau international, contestant un système mis en place sans elle par le passé. Elle, ou d’autres, pourrait remettre en cause le statut de l’Antarctique. Mais, pour l’heure, cela reste de la fiction.
Quel intérêt pousse la Chine et d’autres pays non riverains à montrer un intérêt croissant pour les pôles ?
Il est triple. Tout d’abord, scientifique, ce qui se manifeste par des investissements dans différents projets de recherche, de coopération. Ensuite, économique. Si on reprend le cas de la Chine, elle investit, dans le cadre du volet polaire de ses nouvelles routes de la soie, aussi bien dans des infrastructures de transport et des projets de gaz naturel liquéfié (le long de la route maritime du Nord, en Russie et dans les pays scandinaves), que dans des mines (en Islande et au Groenland). Enfin, cet intérêt pourrait être politique. Il faut toutefois rappeler que la Chine et les autres pays non frontaliers ont peu de poids au Conseil de l’Arctique, où ils restent observateurs, et ne peuvent avoir de revendications territoriales, ni en Arctique, où existent des États riverains, ni en Antarctique, en vertu du traité de 1959.
Mais ils peuvent peser indirectement, par des achats d’infrastructures comme des ports, et par des accords économiques avec des États arctiques, ainsi que le fait la Chine avec la Russie. C’est d’ailleurs un risque : si les pays européens abandonnent toute coopération avec la Russie en Arctique, celle-ci pourrait se tourner vers la Chine, aux dépens des intérêts occidentaux.
Quelle est la place de la France dans les régions polaires ?
Elle est présente à travers des entreprises comme TotalEnergies, qui a des accords avec la Chine et la Russie pour exploiter du gaz naturel liquéfié dans le champ gazier de Yamal, en Sibérie ; par la recher-che, via l’Institut polaire français Paul-Émile-Victor, qui gère notamment les stations françaises en Antarctique [Dumont-d’Urville et Concordia, partagée avec les Italiens] ; et au niveau territorial, par les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), qui englobent la terre Adélie et les archipels subantarctiques Crozet et Kerguelen. Sans oublier Saint-Pierre-et-Miquelon, en zone subarctique. La France affiche de grandes ambitions dans les pôles, mais les moyens sont insuffisants. Des spécialistes ont alerté sur le faible budget alloué à la recherche. La France n’a pas de brise-glace de recher-che en propre alors que la Chine en possède plusieurs. Et si elle reste présente dans les publications scientifiques, c’est de plus en plus grâce à ses chercheurs exilés dans des pays qui leur donnent plus de fonds. Depuis 2009, un ambassadeur des pôles, Michel Rocard, Ségolène Royal et aujourd’hui Olivier Poivre d’Arvor, se veut l’avocat de la puissance française dans ces régions. Mais en l’état, celle-ci risque de décliner.
Le tourisme se développe dans les pôles. Est-ce un problème ?
Il y est en expansion comme ailleurs sur la planète, avec ici ce côté «tourisme de la dernière chance» – voir des paysages qui vont disparaître… en participant à leur disparition. C’est une exploitation économique parmi d’autres, avec ses ambivalences pour les populations locales, qui peuvent le vivre négativement mais en tirent aussi des ressources. Il s’agit de voyages très onéreux, qui ne concernent que quelques dizaines de milliers de personnes par an, avec des compagnies qui investissent sur la communication en matière de gestion des déchets, de retombées économiques… Cela peut poser des problèmes pour l’environnement, mais reste encadré et limité. On est loin du surtourisme.
L’environnement y est-il assez protégé ?
Non. Il existe des parcs naturels, des aires marines protégées, des normes comme le Code polaire [règles de navigation dans les eaux polaires] ou le moratoire de 2018 sur l’interdiction de la pêche dans l’océan Arctique central… Ce n’est pas rien ! Mais beaucoup reste à faire, par exemple sur les pollutions des eaux et des sols, très graves en Arctique. Et il faut garder en tête que l’environnement, ce n’est pas que la nature sauvage, c’est aussi celui des sociétés humaines qui vivent dans ces régions et en dépendent. Michel Rocard avait à l’époque proposé de sanctuariser l’Arctique sur le modèle de l’Antarctique : cela fit un tollé. Il semblait oublier que des gens y habitent !
L’Arctique est géré par un conseil protéiforme sans réel pouvoir
Au sein du Conseil de l’Arctique, créé en 1996, se trouvent des membres permanents et observateurs. Parmi les premiers, huit Etats (dont la Norvège qui en exerce la présidence jusqu’en 2025) mais aussi six organisations représentant certains peuples autochtones de la région (Conseil Sami, association internationale aléoute, conseil international Gwich’in…).
Parmi les seconds, treize États non arctiques (l’Union européenne attendant la décision du Conseil à sa candidature) et une vingtaine d’organisations (telles que l’Union internationale pour la conservation de la nature, la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge ou encore le WWF).
- Volker Saux
- Publié le 02/03/2024
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