Rencontre avec les familles exilées volontaires en Antarctique

La colonie de manchots papous fuit le vacarme des pales de l’hélicoptère qui, en s’approchant, soulève un nuage de neige fraîche. Une raquette de pingpong dans chaque main, un militaire emmitouflé dirige le pilote. Une fois l’appareil posé, des hommes avancent courbés vers la porte coulissante, et reviennent avec des enfants en bas âge dans les bras. Les mères et les adolescents suivent. En cette mi-mars, c’est enfin l’heure des retrouvailles sur le continent antarctique.

Je ne perds rien de ces effusions en grosses vestes, bonnets, gants et masques : la plupart des maris sont arrivés en décembre, au début de l’été austral. Ils attendaient leurs proches pour hiverner tous ensemble sur la base argentine d’Esperanza, fondée en 1953 sur la terre de Graham, à la pointe septentrionale de la péninsule Antarctique, qui s’étire sur 1 300 kilomètres. Un cas unique sur ce très hostile continent, où ne se relaie d’ordinaire que du personnel technique et scientifique. Ils sont cette année 55 personnes, dont huit familles comprenant 18 enfants de 3 à 16 ans, à peupler ces rivages gelés du bout du monde pendant dix mois.

Les familles argentines, objet de toutes les précautions logistiques

J’ai débarqué il y a quarante-huit heures du brise-glace Almirante Irízar. La grosse barge tanguait, le vent dévalait des glaciers et nous étions réfrigérés par les embruns. La mer était trop houleuse pour transporter les enfants et la décision avait alors été prise de les laisser à bord dans l’attente d’une météo plus clémente. Depuis notre départ de Buenos Aires, les familles sont l’objet de toutes les précautions logistiques. J’ai fait leur connaissance là-bas, il y a une quinzaine de jours. Comme elles, j’y ai attendu le vol pour l’Antarctique. Comme elles, je suis allé m’équiper au stock de l’armée qui fournit vestes polaires, chaussures rembourrées et gants, essayés dans la touffeur subtropicale.

Le jour J, nous avons tous pris place dans un Hercules C-130 de la Fuerza Aérea Argentina et, après une escale d’une nuit en Patagonie, nous avons survolé le mythique passage de Drake. Les enfants dormaient, harnachés. L’équipage faisait passer du maté, cette infusion de feuilles d’une plante proche du houx dont les Argentins ne peuvent se passer.

Au bout de quatre heures, l’avion s’est posé sur la base de Marambio, malgré des rafales à 120 kilomètres par heure. L’endroit est la porte d’entrée de l’Antarctique argentin. Il sert de hub pour les autres bases, permanentes ou saisonnières, disséminées le long de la péninsule Antarctique, à l’instar des stations de recherche chiliennes, chinoises, britanniques, américaines, russes, brésiliennes…

Après quelques jours d’attente, le brise-glace nous a enfin embarqués et nous voici donc réunis à Esperanza. La colonie entre doucement dans l’hiver, les jours se font de plus en plus courts. Parents et enfants se succèdent par moins 10 °C pour une photo souvenir devant le grand panneau “Bienvenue à la base antarctique Esperanza”, puis se dirigent avec leurs bagages vers de petites maisons rouges qui tranchent sur le blanc des glaciers. Je remarque des peluches et une guitare dépassant des sacs. Le reste sera débarqué depuis le navire au cours des prochains jours. Chaque famille cherche la casa d’une cinquantaine de mètres carrés qui lui a été attribuée pour l’année à venir. Elles sont numérotées de 1 à 13, comme dans un village miniature.

La région la plus accessible du continent blanc

Découverte au XIXe siècle et située au nord du cercle polaire, la péninsule Antarctique, où Esperanza a été fondée en 1953, est la région la plus accessible du continent blanc. Pour l’atteindre depuis Buenos Aires, les familles ont tout de même dû réaliser un périple de plusieurs jours par voies aérienne et maritime.

Esperanza, base antarctique où l’argent ne circule pas

Esperanza n’est vraiment elle-même que lorsque la lumière brille aux fenêtres. L’électricité est fournie par une petite centrale diesel qui puise dans des citernes. Je laisse les uns et les autres découvrir leur nouveau foyer et rejoins la casa central, où je loge dans un dortoir. À l’étage, une grande salle sert de cantine et les solteros (“célibataires”) s’y retrouvent pour les repas. La plupart sont techniciens, chargés du bon fonctionnement de la base.

Ces “célibataires” ne le sont pas vraiment. En réalité, leur famille est souvent restée à Buenos Aires ou ailleurs, car, pour prétendre à un hivernage familial, il faut d’abord vivre cette aventure en solo, loin des siens. C’est la règle. Esperanza, où les places sont comptées, est une sorte de récompense pour les récidivistes de l’Antarctique. Les candidats sont nombreux chaque année malgré, dit-on, la modestie de la prime allouée.

Le vent s’est levé et la structure de la casa central craque à chaque bourrasque. Le bâtiment donne sur la mer encore libre de glace. Seuls quelques gros icebergs dérivent dans la baie. Au fond à l’est, le glacier Buenos Aires dégringole jusqu’à l’océan. De l’autre côté, une falaise de séracs est rongée par les vagues de la mer de Weddell. Juste sous les fenêtres, s’ébattent les centaines de manchots papous qui peuplent les rivages. Une colonie sédentaire qui passe son temps à déambuler cocassement entre les maisons et les hangars.

Je me joins aux “célibataires” qui regardent la télévision, réceptionnée par satellite. Le bulletin d’information expose les dernières réformes du président Javier Milei, qui veut couper dans toutes les dépenses publiques. Il s’attarde aussi longuement sur l’épidémie de dengue qui frappe le pays. Quelqu’un zappe sur une chaîne de fútbol. En Antarctique, l’inflation et l’insalubrité n’inquiètent personne, puisque l’argent ne circule pas ici. Chacun est nourri et logé. Nous sommes hors du monde.

Une présence constante qui cohabite avec les manchots papous

Le lendemain, je rencontre Juan Escobedo, 45 ans, lieutenant-colonel et chef de la base. Je remonte la “rue” entre les maisons, à droite de la petite église métallique surplombée d’une croix en fer, où, en l’absence de prêtre, un père de famille se dévoue pour l’office tous les dimanches. C’est là que furent célébrées les premières noces de l’Antarctique, en 1978. Les cérémonies civiles, elles, sont l’apanage du chef de base. “Je peux aussi prononcer les divorces !”, glisse Juan. Dans son bureau, le drapeau argentin côtoie celui, orange-blanc-bleu, de la Terre de Feu, province à laquelle est administrativement rattaché l’Antarctique argentin. Juan est un antártico, comme les Argentins appellent les militaires et fonctionnaires du sixième continent : il a déjà deux hivernages derrière lui, deux campagnes, comme il dit. Nous échangeons quelques mots en français car il a aussi à son compteur une mission de casque bleu en Centrafrique. Il sera sans doute muté ensuite dans les jungles de la frontière argentino-brésilienne…

Je remarque au mur un portrait de Javier Milei. Le nouveau président argentin est venu ici en janvier, juste après son élection, et a signé le livre d’or de la base étape de Marambio. Je questionne le lieutenant-colonel sur la relation qu’entretient l’Argentine avec la péninsule Antarctique, cette région au nord du continent blanc. “Cette terre est dans la continuité géographique des Andes, affirme Juan. Nous la considérons comme notre territoire, même si nous sommes signataires du traité sur l’Antarctique.” Datant de 1959, ce texte gèle notamment toutes les revendications de souveraineté. Car le Chili voisin ou le Royaume-Uni prétendent, eux aussi, à bas bruit, à cette partie du continent austral.

L’Argentine a malgré tout décidé de parier sur une permanencia, une présence constante dans ses bases depuis plusieurs décennies. “Des bébés sont même nés à Esperanza entre 1978 et 1982, les premières naissances humaines en Antarctique !”, raconte Juan Escobedo. C’était sous la dictature militaire. Des femmes avaient été envoyées accoucher à Esperanza afin d’y créer un registre de naissances. “Il y en a eu huit au total”, conclut le chef de base. Le programme s’est arrêté, mais la présence de familles, elle, a tout de même perduré.

À Esperanza, cette petite colonie cohabite donc avec les manchots papous. Des scientifiques argentins y étudiaient encore jusqu’à peu ces curieux oiseaux marins qui ne savent pas voler, mais ils sont partis. À vrai dire, je suis étonné de ne pas croiser de chercheurs alors même que le traité consacre l’Antarctique à la science et à la paix. Il y a bien un module d’architecture lunaire sur les hauteurs d’Esperanza, mais il est totalement vide. Et sur la base elle-même, seuls des biologistes militaires sont venus quelques jours analyser la qualité de l’eau de fonte déminéralisée consommée au robinet. C’est donc bien l’armée qui garde la main sur cette permanencia, et ses priorités sont plus géopolitiques que zoologiques, glaciologiques ou climatiques…

Un territoire coupé du monde

La neige est tombée toute la nuit. Juan m’a invité chez lui. Je me déchausse dans l’entrée qui fait office de sas entre les températures extérieures (15 °C en dessous de zéro) et l’intérieur douillet. Le petit salon est organisé autour d’une table en bois rustique et donne sur la mer. Le brise-glace mouille toujours au large et les équipes déchargent les dernières caisses de matériel et de vivres. Lucía, la fille de Juan, me montre sa chambre d’adolescente, où une lucarne donne sur la montagne qui surplombe la base-village. Elle a apporté les affaires qu’elle a pu, des photos de ses copines qui lui manquent déjà, quelques livres, son ordinateur… L’école est à seulement quelques encablures mais il lui faudra s’habiller chaudement pour la rejoindre chaque jour. Quant aux repas, le plus souvent des pâtes, des conserves et de la viande décongelée, ils sont à retirer chaque jour gratuitement à la casa central, sauf le samedi où tout le monde s’y rend pour festoyer ensemble.

Une autre fois, c’est à la maison numéro 8 que je suis convié. Paz Labate et Facondo Silva forment un couple un peu particulier. Ils sont les seuls civils de la base, même si Paz vient d’une famille de militaires. On a toujours un lien avec l’armée en Antarctique argentin. Ces deux trentenaires sont instituteurs et responsables de l’école la plus australe de la planète. “Soit 18 enfants pour presque autant de classes différentes”, rit Paz. Parmi eux, ceux de Los Pingüinitos (“les petits manchots”), l’école maternelle, que fréquentera leur propre fille de 3 ans. En attendant, la petite Carmela garde les yeux rivés sur des dessins animés. Se souviendra-t-elle de sa prime enfance dans les glaces ? La famille est originaire des environs d’Ushuaia, tout à fait dans le sud de la Patagonie, et a déjà l’habitude des climats extrêmes. “L’hiver, en Terre de Feu, il y a même plus de neige qu’ici”, affirme Facondo.

Ce lundi matin, le vent souffle très fort, dessinant des lignes sur la mer. Le soleil en revanche règne dans le ciel et, côté terre, je distingue à l’horizon de courts sommets dépasser des glaciers. La lumière vive donne un coup de projecteur sur les séracs prêts à vêler et à devenir icebergs. Le brise-glace fait des allers-retours au large jusqu’à ce que, vers midi, les bourrasques s’apaisent enfin suffisamment pour permettre les derniers débarquements de provisions avant son appareillage. Je regarde alors sa coque rouge disparaître derrière un cap immaculé. Nous sommes le 17 mars 2024 et ça y est, Esperanza se retrouve coupée du monde, en complète autarcie jusqu’au premier ravitaillement, prévu pour décembre.

À peine quatre heures de lumière par jour

À l’école, Facondo et Paz se sont mis à l’ouvrage. C’est la veille de la rentrée, et il faut déballer les caisses de fournitures qu’ils ont soigneusement préparées. L’établissement se compose d’une salle polyvalente et de deux petites classes d’une dizaine d’élèves. L’hiver, le jour sera court – quatre heures de lumière lors du solstice – et le couple d’instituteurs devra alors enseigner sous les néons. Des mères sont venues leur prêter main-forte, protégées par d’épaisses couches de vêtements, le chauffage n’ayant pas encore été mis en marche.

Je reviens le lendemain pour la première leçon. Sur le bureau, le globe terrestre a été inversé pour que le pôle Sud pointe vers le haut. Les toponymes sont à l’envers, mais qu’importe ! Paz explique patiemment aux plus jeunes qu’Esperanza se trouve sur un continent nommé Antarctique. Tout au long de l’année, en plus du tronc commun, les élèves apprendront que l’Argentine est donc un pays “bicontinental”. “Il s’agit de faire de ces enfants de petits ambassadeurs de l’Antarctique argentin”, explique l’institutrice.

À la sortie du cours, j’accompagne les enfants sur le rivage. Certains ne sont pas plus hauts que les manchots papous au bec orangé qui glissent sur la carapace de glace recouvrant la grève et qui sont des milliers à piailler et à souiller la neige de guano. Facondo et Paz ponctueront le programme scolaire de leçons sur ces animaux emblématiques de l’Antarctique. Un phoque à fourrure qui s’est installé pour la sieste dans la “rue” principale effraie les plus petits en grognant et en montrant les crocs. Mauro Esteche, lui, a 16 ans et pas peur du tout. Je lui demande si l’hivernage s’annonce bien sans les copains. “Sans Internet, ça serait dur”, répond-il en souriant, ajoutant qu’il est agréablement surpris de ne pas trouver une ambiance trop martiale à Esperanza. “C’est comme un village normal en fait”, conclut-il. Je me suis fait la même réflexion la veille. Les uniformes kaki sont assez rares, le personnel arbore en général des vestes orange ou des combinaisons bleues.

Quelques jours plus tard, je pousse plus loin mon exploration, le long du rivage. Je suis accompagné d’un jeune soldat, Alejandro Benítez, adjoint de Juan Escobedo. Il ne porte pas d’arme : elles sont prohibées ici en vertu du traité sur l’Antarctique. Pas grave, aucun animal ne présente de menace. Néanmoins, il est interdit de marcher seul et sans radio au-delà du périmètre de la base, pour pouvoir appeler en cas d’accident. Nous longeons la rive vers l’est, sous le glacier Buenos Aires. Des phoques de Weddell se dorent au soleil, et des chionis blancs, sortes de pigeons australs au plumage immaculé, se confondent avec la neige.

LRA36, la radio du bout du monde

Buenos días ! Ici LRA36 Radio Arcángel San Gabriel de la base Esperanza, en Antarctique argentin, par 63° 24’ de latitude sud et 56° 59’ de longitude ouest…» Depuis 1979, Esperanza accueille la seule station de radio du sixième continent. L’antenne est animée par des militaires et des mères de famille qui ont suivi une formation radiophonique avant de partir en hivernage. Une programmation désormais proposée quatre fois par semaine, diffusée sur ondes courtes. Les émissions, qui durent deux à trois heures, sont enregistrées dans un petit studio aménagé dans l’une des maisons. Les sujets sur l’histoire de l’Antarctique, les bases polaires, et les prévisions météo sont entrecoupés de chansons et d’appels d’auditeurs curieux de la vie quotidienne près du pôle Sud…

Des terres vierges sans drapeau

Alejandro pointe soudain du doigt des manchots qui fuient à la nage devant l’attaque d’une otarie, avec une célérité que ne laisse pas soupçonner leur maladresse quand ils sont sur la terre ferme. Alejandro Benítez est venu en “célibataire” et son jeune fils resté dans la banlieue de la capitale lui manque. Pour autant, il ne pense pas revenir un jour ici en famille. Pas sûr que le petit s’y plairait. Et puis, “s’il lui arrivait quelque chose, on ne pourrait pas le sauver”, ajoute-t-il. À Esperanza, toute blessure peut prendre des proportions catastrophiques en raison de l’extrême isolement. Certes, une généraliste-pédiatre assure la permanence, mais une évacuation rapide est improbable en cas de complications… Avec Alejandro, nous continuons à crapahuter jusqu’à nous trouver bloqués par la langue glaciaire tombant dans la mer, où se prélasse un groupe de pétrels géants.

Cet oiseau majestueux se laisse rarement admirer d’aussi près. Nous restons là quelques minutes, émerveillés. La lumière vespérale joue avec les écharpes de nuage. Au loin, se dessinent les lignes rases d’îles couvertes de calottes glaciaires. Dans mon for intérieur, je me demande à qui appartiennent ces terres vierges. Aux premiers venus ? Aux pays voisins, comme l’affirme l’Argentine ? À ceux qui viennent les peupler, ne serait-ce qu’une année ? Je n’ai pas la réponse. Mais j’espère que l’Antarctique demeurera à tout jamais sans drapeau.


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