À qui appartient l’Antarctique ?

À qui appartient l’Antarctique ?

 

L’Antarctique est une terra nullius : elle n’appartient à personne et ne peut être revendiquée. Si certains pays ont des prétentions territoriales, celles-ci sont gelées depuis 1959 et la signature du Traité de l’Antarctique, qui établit le sixième continent comme une zone de paix et de coopération scientifique internationale.

On fantasma l’Antarctique bien avant d’apercevoir ses rives enneigées. Il y a plus de deux millénaires, Aristote avait déjà deviné son existence – pour lui, sans Terra Australis pour faire contrepoids avec les masses continentales de l’hémisphère nord, il ne pouvait pas y avoir d’équilibre dans le monde. Le savant grec Claude Ptolémée décrivit ses habitants et ses cultures supposés. Les grandes expéditions maritimes de la Renaissance le cherchèrent sans relâche.

Le Continent blanc ne fut officiellement accosté qu’au XIXe siècle. Dès lors, il déchaîna passions et convoitises. C’est l’Américain John Davis qui devint le premier homme à fouler ses terres en 1820. Vingt ans plus tard, le Français Jules Dumont d’Urville débarque de l’autre côté du continent, où il réclame la Terre-Adélie pour la France. Les expéditions se succèdent. Le pôle Sud géographique est finalement atteint par le Norvégien Roald Amundsen le 14 décembre 1911, battant le britannique Robert Falcon Scott d’une trentaine de jours.

S’ensuivent dans la première moitié du XXe siècle une série de luttes et revendications territoriales par plusieurs pays : le Royaume-Uni entre 1908 et 1930, la Nouvelle-Zélande en 1923 et l’Australie en 1933 (alors dominions de Londres), la France en 1924, l’Argentine et la Norvège en 1939, le Chili en 1940, mais aussi l’Allemagne nazie.

À la chute du IIIe Reich, ni la RFA ni la RDA ne revendiquent de droits sur les territoires antarctiques qu’ils avaient auparavant annexés à Oslo, laissant valables les seules revendications norvégiennes. Depuis, “la situation [géopolitique] de l’Antarctique n’a pas fondamentalement changé”, explique Mikaa Mered dans Les Mondes polaires (Puf, 2019). Cela ne veut par pour autant dire que l’Antarctique appartient à ces sept États, dits possessionnés.

L’Antarctique, continent de toutes les convoitises

La question de l’administration de l’Antarctique se pose très tôt, se résumant en deux points distincts : faut-il territorialiser ou internationaliser la gouvernance du sixième continent ? L’idée d’un continent dirigé par la communauté internationale apparaît dès 1920 – avec l’idée, alors, de réglementer la très lucrative chasse à la baleine – mais il faudra attendre les années 1950 pour qu’une véritable avancée soit faite dans ce sens.

Cette décennie, qui voit la guerre froide s’installer, s’ouvre alors sur une incursion dans les affaires antarctiques de l’URSS, qui s’estime “légitime” de participer aux négociations en sa qualité de “premier découvreur du continent” en 1820 (en effet, l’explorateur Russe Fabian Gottlieb Thaddeus von Bellingshausen a été le premier à l’apercevoir depuis son navire). En réaction, Washington lance son propre plan de revendication territoriale. En parallèle, les tensions s’exacerbent entre l’Argentine et le Royaume-Uni, dont les secteurs revendiqués se chevauchent au niveau de la péninsule Antarctique, à l’ouest du continent, allant jusqu’à des démonstrations de force et des coups de feu à Hope Bay en 1952.

Le Traité sur l’Antarctique, calmer les prétentions territoriales et instaurer la paix

Autant de facteurs qui expliquent qu’en 1958, les États-Unis convient les onze autres participants à l’AGI en Antarctique (les sept États possessionnés, l’Afrique du Sud, la Belgique, le Japon et l’URSS) à se réunir et définir un cadre de gouvernance pour le sixième continent. C’est ainsi qu’est signé, le 1er décembre 1959, le Traité sur l’Antarctique. Au fil des ans, de nouveaux États ont rejoint le Traité pour porter à 56 le nombre de signataires qui se réunissent chaque année.

L’article premier du traité consacre l’Antarctique, ainsi que tous les espaces situés sous le 60e parallèle sud, comme une zone pacifique. Il interdit en outre toute activité militaire ou non-pacifique comme le déploiement de forces armées, toute explosion nucléaire et dépôt de déchets radioactifs. La liberté de recherche scientifique est garantie, la coopération scientifique entre les nations encouragée. Les nations peuvent établir des stations scientifiques n’importe où sur le continent, tant qu’un intérêt scientifique le justifie.

Sans les faire disparaître, le texte va geler les prétentions territoriales pour prévenir tout différend. Le statu quo est maintenu : les États possessionnés n’ont pas à abandonner leurs prétentions territoriales, tandis que les États non-possessionnés peuvent les ignorer, mais ne peuvent pas faire valoir une quelconque revendication. “Chaque État obtient donc satisfaction puisqu’il peut interpréter comme il l’entend l’article IV du Traité sur l’Antarctique”, expliquent les auteurs de la Géopolitique des pôles.

Aucun acte ou activité intervenant pendant la durée du présent Traité ne constituera une base permettant de faire valoir, de soutenir ou de contester une revendication de souveraineté territoriale dans l’Antarctique, ni ne créera des droits de souveraineté dans cette région. Aucune revendication nouvelle, ni aucune extension d’une revendication de souveraineté territoriale précédemment affirmée, ne devra être présentée pendant la durée du présent Traité. – Article IV du Traité sur l’Antarctique

“Le Traité sur l’Antarctique est un texte répondant avant toute chose à une logique de prévention de conflits fondé sur le principe de la dissuasion mutuelle, sans chercher le concours ou une garantie de l’ONU”, souligne Mikaa Mered. Il laisse aux États le loisir de gérer les régions qu’ils revendiquent, à condition qu’ils respectent les termes du traité – un de ses articles prévoit d’ailleurs que toute station, installation et matériel soient accessibles à tout moment à l’inspection.

“L’Antarctique ne peut donc pas être considéré comme un patrimoine commun de l’humanité”, au même titre que la haute mer, la Lune ou les autres corps célestes, ce qui aurait permis une gestion en commun et une propriété commune des ressources, notent Frédéric Lasserre, Anne Choquet et Camille Escudé-Joffres. “La reconnaissance par le traité de la possibilité de mettre en avant la souveraineté revendiquée par les États ‘possessionnés’ empêche une telle consécration.”

Une gouvernance durable dans le temps

Le Traité se voit complété au fil des ans par des conventions, accords et protocoles internationaux, qui ont attrait pour la plupart à la protection de la faune et flore locale. En 1991, le Protocole de Madrid désigne l’Antarctique comme une “réserve naturelle consacrée à la paix et à la science”. Il établit des normes strictes concernant les activités humaines sur le continent, interdit toute exploitation des ressources minérales de l’Antarctique et créé un cadre de contrôle environnemental renforcé.

À noter que le Traité sur l’Antarctique et le Protocole de Madrid n’ont aucune limite d’application. Aucune date d’expiration n’est prévue, leur durée est indéfinie, contrairement à ce qui est parfois affirmé (la date de 2048 est souvent évoquée comme étant la fin de la mise en application de ces textes).

La confusion est due au fait que ces textes possèdent chacun une période où l’unanimité des signataires est requise pour toute modification. Cette échéance passée – 1991 pour le Traité, 2048 pour le Protocole –, les modalités d’ouverture des négociations sont assouplies mais n’en demeurent pas moins restreintes, voire presque impossible à remplir. Aucune révision automatique des traités n’est d’ailleurs prévue à cette date. “Force est de constater que, depuis [1991], aucun État n’a tenté d’initier un mouvement de renégociation du Traité”, note Mikaa Mered. “Il y a fort à parier qu’il en sera de même pour le Protocole en 2048”.

C’est finalement peut-être l’identité même de l’Antarctique, la violence et l’impitoyabilité de ses éléments, qui la rend ingouvernable. “Il est le continent où l’individualisme n’a pas de place : personne ne peut y survivre seul bien longtemps, ni le plus grand des exportateurs, ni le plus grand des États”, écrit Mikaa Mered.

Le professeur en géopolitique des pôles ajoute : “La structuration politique et géopolitique de l’Antarctique s’est faite sur ces cent dernières années, au beau milieu de deux guerres mondiales, d’une confrontation de blocs militaires de longue durée, de quatre révolutions industrielles, d’une évolution de la notion de conquête territoriale portée par la décolonisation, de l’émergence de l’espace comme ultime frontière, de la prise de conscience écologique, et cætera… En définitive, passant à travers de tous ces bouleversements, […] l’Antarctique a réussi à rester jusqu’à aujourd’hui une terre de valeurs dites universelles : paix, démilitarisation, dénucléarisation, partage de données, gel de prétentions, collaboration logistique.”


Marion Fontaine
Publié le 28/03/2023

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