En Antarctique, les glaciers au bord du gouffre

En danger, mais pas encore condamnés. Selon une vaste étude, les glaciers de l’Antarctique pourraient encore être sauvés de l’effondrement, à condition de lutter drastiquement contre le réchauffement climatique.

L’effondrement des glaciers en Antarctique n’est pas encore inéluctable mais finira par — en partie — le devenir, à moins que nous réduisions drastiquement le réchauffement climatique. C’est la conclusion en demi-teinte qui ressort d’une vaste étude menée par une équipe de chercheurs européens, publiée en deux parties dans la revue The Cryopshere, le 7 septembre.

Depuis de nombreuses années, les scientifiques s’inquiètent des effets du changement climatique sur les glaciers de ce continent polaire : leur fonte a déjà fait perdre plusieurs milliers de milliards de tonnes de glace à l’Antarctique depuis les années 1990.

Point de bascule ou simple recul ?

Cela déstabilise leur structure et les rend très instables, en particulier dans la péninsule, à l’Ouest du continent, à tel point qu’une partie de la communauté des chercheurs pense que les glaciers de cette région ont déjà passé un point de bascule.

Autrement dit, que le mécanisme irréversible d’emballement menant à leur disparition est déjà enclenché. Un phénomène qui pourrait conduire à une élévation supplémentaire du niveau de la mer de trois mètres.

C’est l’état de ces points de bascule qu’ont voulu vérifier les auteurs de cette nouvelle étude. Quatre groupes de chercheurs européens ont collaboré, utilisant chacun un modèle numérique différent simulant l’évolution de ces glaciers dans les conditions actuelles de réchauffement climatique. Résultat : aucun point de bascule ne serait encore franchi à ce jour, et les glaciers ne seraient donc pas entrée dans une phase de recul irréversible.

« Avoir utilisé ces différents modèles aboutissant à des résultats convergents rend nos résultats vraiment robustes », se réjouit Olivier Gagliardini, professeur à l’université Grenoble Alpes et co-auteur de l’étude. « La mauvaise nouvelle, c’est qu’on a aussi calculé que, même au niveau de réchauffement climatique actuel, les glaciers vont continuer de reculer, et que cela peut les mener à terme à franchir ces points de bascule. »

Dans l’Antarctique de l’Ouest, au large de la mer d’Amudsen, l’effondrement des glaciers deviendra irréversible d’ici 300 à 500 ans, précise l’étude. Pour comprendre ces subtilités, entre effondrement irréversible et recul continu — mais non irréversible — il faut entrer en détail dans les mécanismes de délitement de ces glaciers. Et présenter le bestiaire des glaces australes. On y trouve trois types d’acteurs :

  • La calotte glaciaire : constituée en partie des glaciers instables qui nous préoccupent, elle englobe toute la glace qui repose sur le continent antarctique et le recouvre presque intégralement. Soit plus de 14 millions de km² de glace. Lorsqu’elle s’écoule vers l’océan, elle en fait monter le niveau. Si toute la calotte fondait (ce qui prendrait des milliers d’années), le niveau des mers pourrait monter de près de 60 mètres.
  • Les plateformes de glace flottante : ce sont les vastes langues de glaces qui constituent l’extrémité des glaciers et se jettent dans l’océan. Elles sont encore accrochées aux glaciers mais, contrairement à ces derniers, flottent sur l’océan au lieu de reposer sur le socle continental. Au moment où une partie du glacier devient de la glace flottante, l’ajout de ce volume contribue à la hausse du niveau des mers.
  • La banquise, aussi appelée glace de mer : elle se forme, comme son nom l’indique, par le gel de la mer en surface, sur une épaisseur de l’ordre d’un mètre, et flotte sur l’océan. Sa fonte ne contribue pas à la hausse du niveau des mers puisqu’elle flotte déjà dessus, à l’instar des glaçons dans un verre qui ne le font pas déborder en fondant.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser intuitivement, ce n’est pas le contact avec l’air chaud et le soleil qui fait fondre ces glaces : la grande majorité de la fonte provient du contact avec l’eau plus chaude de l’océan, qui grignote les plateformes flottantes par le dessous.

Un point crucial de la survie des glaciers se joue donc au niveau de la jonction entre ceux-ci et la glace flottante, c’est-à-dire à l’endroit où la glace se décolle du socle rocheux. On appelle cette limite la ligne d’échouage. À mesure que l’eau creuse la glace par en dessous, elle fait reculer la ligne d’échouage, fait donc reculer le glacier et augmenter la quantité de glace flottante, donc le niveau des mers.

« Lorsque l’on retire le forçage climatique, le glacier est stable »

Ce qu’ont montré les chercheurs, c’est que le recul actuel des glaciers était essentiellement dû à ce mécanisme. « Dans nos modèles, lorsque l’on retire le forçage climatique, la ligne d’échouage ne recule plus, le glacier est stable », dit Olivier Gagliardini. Autrement dit, seul le réchauffement climatique engendré par nos activités produit ce recul, et un retour au climat préindustriel stabiliserait les glaces.

Du moins pour l’instant. Car lorsque la ligne d’échouage recule, cela modifie la situation géographique du glacier : la pente du socle rocheux sur lequel repose la glace peut devenir défavorable, c’est-à-dire l’entraîner en arrière et accélérer son recul.

En temps normal, les glaces flottantes exercent une force inverse en agissant comme un arc-boutant à l’extrémité du glacier et le stabilisent. Mais quand la plateforme de glace flottante s’amincit elle-même, cet effet diminue. Arrive un moment où le recul devient irrépressible et s’auto-entretient. Ce mécanisme d’instabilité de la calotte marine, ou MISI (pour marine ice sheet instability), constitue le point de bascule tant redouté.

En théorie donc, le destin des glaciers antarctiques n’est pas encore scellé. Même le glacier Thwaites, surnommé « glacier de l’apocalypse », dont la fonte accélérée inquiète les glaciologues et qui serait à lui seul responsable de 4 % du niveau d’élévation des mers, ne connaîtrait pas encore de MISI.

Dans la pratique cependant, le recul actuel généré par le changement climatique a tout d’inéluctable. « Si on revenait au climat de l’époque pré-industrielle, cela arrêterait le recul mais il faut être réaliste, on n’en sera pas capable », reconnaît Olivier Gagliardini.

Le basculement s’opérerait en quelques siècles avec le climat actuel mais nous nous dirigeons actuellement vers une hausse des températures globales de près de 3 °C dès la fin du siècle. Et même les objectifs de l’accord de Paris, de limiter le réchauffement à 1,5 °C, ou sous les 2 °C, ne feraient qu’accélérer le phénomène.

« On ne sait pas à quelle vitesse les glaciers basculeront »

« On ne sait pas à quelle vitesse les glaciers basculeront avec une hausse du réchauffement, dit Gaël Durand, directeur de recherche CNRS, aussi co-auteur de l’étude. Pour que l’ensemble des glaces de l’Antarctique de l’Ouest disparaissent, ça peut prendre quelques milliers d’années ou seulement quelques siècles. »

« En prenant le pire scénario climatique pour l’Antarctique de l’Ouest mais aussi les autres glaciers dans le monde, on pourrait avoir deux mètres d’élévation des mers dans un siècle, poursuit le chercheur. Dans tous les cas, la question n’est pas de savoir si la mer montera de deux mètres, mais quand elle le fera. Cela pose une question de responsabilité vis-à-vis des générations futures. »

Eaux chaudes et courants océaniques

D’autant qu’il reste de nombreuses zones d’incertitude et que les connaissances restent lacunaires sur les complexes interactions régissant l’équilibre des glaces en Antarctique. La faiblesse record de l’extension de la banquise observée cette année perturbe, par exemple, les courants dans l’océan.

La tendance à la diminution de la superficie de la banquise permet à plus d’eau chaude des profondeurs de remonter vers la surface, de venir grignoter la glace flottante et d’accélérer le recul des glaciers. Mais cela perturbe aussi les courants océaniques à grande échelle.

« La modification de la circulation thermohaline dans l’océan, ce grand tapis roulant océanique mondial, perturberait les circulations océaniques et atmosphériques de nombreuses régions du globe. L’Antarctique n’est pas une menace que pour la montée des eaux, cela risque de restabiliser encore davantage le climat mondial », s’inquiète Lydie Lescarmontier, glaciologue au sein de l’ONG International Cryosphere Climate Initiative.

Autre ombre planant sur l’Antarctique : le risque de dislocation soudaine de falaises de glace. L’entreprise de sape ne provient cette fois plus de l’océan mais de la chaleur de l’atmosphère. Celle-ci peut faire fondre l’eau sur le dessus des plateformes de glace flottante, qui peut ensuite s’infiltrer dans les failles et crevasses de la glace, jusqu’à la faire éclater. Cela s’était produit pour les plateformes de glace Larsen A et B, dans la péninsule de l’Antarctique de l’Ouest, faisant s’effondrer plusieurs milliers de km² de glace d’un coup, en 1995 et 2002 respectivement.

Un tel effondrement soudain de plateformes flottantes accélérerait également massivement l’écoulement des glaciers. « Mais les conditions de fonte massive en surface ne sont pas encore atteintes en Antarctique, contrairement à ce qu’il se passe au Groenland », tempère Nicolas Jourdain, climatologue au CNRS.

Amplification polaire

Même si l’on prend en compte l’effet de l’amplification polaire ? Une étude préoccupante sur le sujet a récemment estimé que l’Antarctique se réchaufferait jusqu’à deux fois plus vite que la moyenne mondiale, ce qui n’était pas anticipé jusque-là.

« Il est possible, effectivement, qu’on sous-estime la fonte de surface. Mais l’incertitude la plus importante concerne encore les interactions entre les plateformes de glace et l’océan », souligne le chercheur.

Autant d’incertitudes qui rendent la réalité et les observations bien souvent pires, après coup, que ce que prévoyaient les modèles, tant le système est complexe. « Ce qu’on demande aux scientifiques sur les calottes polaires, c’est comme si on demandait aux chercheurs sur l’atmosphère de modéliser une tempête tropicale en ayant comme seules données disponibles l’observation d’une petite bruine en Bretagne », résume Gaël Durand.

En attendant la poursuite cruciale des recherches scientifiques sur l’Antarctique, un message semble d’ores et déjà extrêmement clair : chaque dixième de degré de réchauffement supplémentaire sera gravement délétère pour l’Antarctique, et donc pour l’ensemble du globe.

« L’objectif de l’accord de Paris n’est plus pertinent, 2 °C, c’est bien trop haut ! » alerte Lydie Lescarmontier. « Cette nouvelle étude nous dit qu’on a encore une fenêtre d’action, mais le réchauffement doit être arrêté dès maintenant, pour ensuite, en étant très optimiste, espérer le diminuer… »

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