Que signifie la statistique selon laquelle le niveau très bas de la glace en Antarctique a une chance sur 7 millions d’être naturel ?

L’étendue de la glace de mer autour du continent austral est anormalement faible pour la saison. Pour l’océanographe qui a communiqué l’étude, il est quasi improbable que ce niveau relève de la variabilité naturelle.

Alors que les vagues de chaleur dans l’hémisphère nord ont fait la une des journaux ces dernières semaines, c’est désormais la fonte des glaces qui inquiète. «Sans vouloir paraître alarmiste… c’est ce qu’on appelle un “événement six-sigma” qui se déroule actuellement en Antarctique. Autrement dit, un événement censé se produire une fois tous les 7,5 millions d’années», aécrit lundi 24 juillet John Gibbons, sur le réseau social récemment renommé X, ex-Twitter. En dessous, un graphique représente «l’écart-type journalier de l’étendue de la glace de mer en Antarctique», sur la base de données recueillies depuis 1989. Et ce qu’on observe est flagrant : une brutale baisse de l’étendue de glace pour le premier semestre 2023.

Ce tweet s’inspire en réalité d’un article paru sur le site d’ABC, un média audiovisuel public australien. Dans un entretien pour le site, l’océanographe Edward Doddridge (Institute for Marine and Antarctic Studies de Tasmanie) revient sur cette réduction inédite de l’étendue de la glace de mer : «Pour ceux d’entre vous qui s’intéressent aux statistiques, il s’agit d’un événement à cinq-sigma. Il s’agit donc de cinq écarts-types au-delà de la moyenne. Ce qui signifie qu’en temps normal, nous nous attendrions à assister à un hiver comme celui-ci environ une fois tous les 7,5 millions d’années. C’est stupéfiant.»

Mauvaise source mais bon graphique

Juillet est censé être le mois le plus froid sur le continent antarctique (les saisons sont inversées dans l’hémisphère sud par rapport à l’hémisphère nord). C’est aussi à cette période que la glace (la banquise autour du continent), ayant fondu durant l’été, se reforme, jusqu’à quasiment doubler la superficie de l’Antarctique. Enfin, normalement. Car, comme le constatent les scientifiques, la glace de mer n’est pas revenue aux niveaux attendus pour l’hiver.

C’est ce que montre, de façon statistique, le graphique publié sur Twitter. «Pour chaque jour de l’année, le contour de l’étendue de la glace de mer a été calculé. Ce à quoi a été soustrait le contour moyen de l’étendue de la glace de mer, calculé à partir des données recueillies depuis 1989. Ils ont ensuite fait la somme de ces différences pour trouver l’écart-type. A partir de toutes les valeurs récoltées, ils ont pu construire la distribution statistique, visible sur le graphique», explique Rosemary Morrow, chercheuse en géophysique et océanographie à l’Université de Toulouse. Ainsi, il ne s’agit pas de l’étendue de la glace de mer, mais de sa variabilité.

Concernant le mois de juillet, on constate que l’étendue de glace de mer en Antarctique est inférieure de cinq écarts-types à la moyenne. La probabilité d’observer un tel phénomène est très faible, et c’est ce qu’on appelle un «événement cinq-sigma» (et non six, comme affirmé dans le tweet).

Le problème, c’est que la source du graphique mis en ligne par John Gibbons redirige vers un site qui ne concerne pas l’Antarctique mais… l’Arctique. Contacté par CheckNews, l’océanographe Edward Doddridge transmet son propre graphique, construit à partir des données relatives à l’Antarctique. Et celui-ci est quasiment identique à celui du compte Twitter (ou X) de John Gibbons. Ou encore à celui construit par le géophysicien et océanographe Zachary Labe sur son site internet.

Bien que le graphique du tweet de John Gibbons soit exact, il n’explique pas vraiment pourquoi ces chiffres interpellent.

Interrogé par CheckNews, Edward Doddridge développe : «Les données recueillies au cours des quarante dernières années sont représentatives de la variabilité de la glace de mer en Antarctique. Si le climat était stable, c’est-à-dire dans le cas où il n’y aurait pas de changements à long terme, un hiver comme celui-ci se produirait une fois tous les 7,5 millions d’années.»

Et si l’océanographe fait appel à des statistiques, c’est qu’il entend montrer qu’il y a en réalité très peu de chance que la réduction de la glace cet hiver austral soit un phénomène d’origine non humaine. «Il est possible qu’il s’agisse d’une variabilité naturelle et que nous n’ayons tout simplement pas observé la glace de mer de l’Antarctique depuis assez longtemps pour avoir vu des variations de ce type auparavant», ajoute-t-il. Mais cette probabilité est extrêmement faible. «De manière réaliste, un tel événement signifie que quelque chose a dû changer, poursuit-il. Je pense personnellement que le changement climatique est la cause de la fonte de la glace.»

Une hypothèse à confirmer

Certains n’hésitent pourtant pas à remettre en cause l’origine du phénomène. «La glace de mer fond à cause de l’activité géothermique, pas en raison du réchauffement climatique. Donc, c’est la Terre elle-même qui est à l’origine de la fonte. Vous pouvez ignorer les faits, je ne suis pas là pour vous convaincre. Juste pour montrer la vérité», répond le compte @weather_talk sur X.

Pour Edward Doddridge, toutefois, «le flux de chaleur géothermique n’a pas d’impact significatif sur la glace de mer. Les flux de chaleur géothermique jouent un rôle en ce qui concerne les glaciers continentaux (qui reposent sur des roches), mais pas pour la glace de mer, qui repose sur de l’eau».

Julie Deshayes, chercheuse au sein du Laboratoire d’océanographie et du climat, tient cependant à mettre en garde contre les conclusions hâtives : «Pour attribuer avec certitude un événement particulier au changement climatique, il faut plusieurs mois (voire années) d’investigations scientifiques afin d’éliminer toutes les autres hypothèses possibles.» Autrement dit, il va falloir patienter avant de pouvoir affirmer l’existence d’un lien de cause à effet entre les variations de température et le faible niveau de la banquise.

Cette baisse drastique de la banquise a également lieu alors que le continent connaît des températures particulièrement basses par endroits, avec un relevé de -83,2°C. Un niveau qui n’avait plus été enregistré depuis 2017. Pour Edward Doddridge, cependant, la base Concordia où cette température a été mesurée est trop éloignée de l’océan pour qu’il y ait une répercussion sur la glace de mer.

«La station AWS de Dome C [Concordia, ndlr] a enregistré des valeurs très basses et peut-être un record de froid, reconnaît Vincent Favier, chercheur en glaciologie à l’Université de Grenoble. Mais il faut encore attendre que la mesure de la température soit validée. De plus, l’occurrence d’extrêmes (hauts et bas) de température correspond à des événements météorologiques, souvent très courts, d’une ou quelques journées. Les coups de chaud sur le plateau correspondent à des entrées d’air chaud depuis l’océan, et les coups de froid à des circulations d’air du plateau vers l’océan.»

Sollicité par TF1 Info en mai, le glaciologue parlait déjà de la multiplication des «événements chauds» en Antarctique, avec des «anomalies majeures de l’ordre de 40°C» enregistrées pour l’année 2022. Interrogé par CheckNews, Vincent Favier maintient : «Je reste sur la même ligne : l’occurrence d’une température extrême froide n’est pas en contradiction avec le réchauffement climatique, surtout dans cette région du monde qui est très particulière.»

Un phénomène inquiétant

Et cette diminution de la banquise hivernale n’est pas sans conséquence. Outre la question de la biodiversité, la glace est essentielle à la régulation des températures car elle réfléchit une partie de l’énergie solaire vers l’espace. Ce phénomène, appelé l’albédo des glaces, risque de diminuer avec la fonte de l’Antarctique. Comme l’explique le Dr. Doddridge pour ABC, «s’il y a moins de glace, alors la lumière du soleil qui frappe la surface de l’océan est absorbée au lieu d’être réfléchie dans l’espace». Et contribue ainsi au réchauffement océanique.

En revanche, qu’elle soit à l’état solide ou fondue, cette glace de mer flottant à la surface de l’océan occupe à peu près le même volume. C’est pourquoi la fonte de la banquise ne participe pas directement à la hausse du niveau des mers, à la différence des calottes (posées sur le continent). En revanche, le réchauffement de la température de l’eau, causé par la fonte de la banquise, entraîne une dilatation du volume des océans. Et conduit donc, indirectement, à une élévation du niveau marin.

Cette non-reconstitution de la glace en hiver est d’autant plus inquiétante que, jusqu’à récemment, la banquise antarctique n’était pas concernée par la fonte des glaces. Et ce contrairement à celle présente en Arctique qui, sous l’effet du réchauffement planétaire, décline depuis plus de quarante ans, comme l’observent les scientifiques.

Mais, depuis 2016, un changement s’est produit et le continent blanc connaît chaque année une baisse de la superficie de sa banquise par rapport à la normale. Le 27 juin (qui correspond au début de la saison hivernale pour l’hémisphère sud), l’étendue de glace était d’environ 11,7 millions de kilomètres carrés, soit 2,6 millions de kilomètres carrés en dessous de la moyenne établie entre 1981 et 2010. En février, la superficie de la glace de mer a même atteint son plus bas niveau jamais enregistré.

  • par Alix Garcia
  • publié le 29 juillet 2023
  • www.liberation.fr/checknews
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